L’école du petit poussin et l’atelier du sculpteur

Bien qu’ayant commencé relativement tard à m’intéresser à la généalogie de la famille, j’ai quand même pu recueillir et consigner pas mal d’anecdotes auprès de mes parents, de mes tantes et de mes grands-tantes ; mais pas encore assez, évidemment. J’aimerais tant les avoir encore avec moi pour pouvoir leur confier toutes les petites découvertes que j’ai faites après leur disparition… et surtout les passer au gril pour en connaître tous les détails.

Pierre à l’école maternelle

Ainsi en est-il de la scolarité de mon père, par exemple. Je sais qu’il a passé son enfance à Paris avant que la famille ne se transplante à La Ferté-sous-Jouarre, après le remariage de ma grand-mère. À ce moment-là, il était déjà dans l’adolescence.

Mais quand il a fallu localiser ces photos du petit Pierrot dans la cour de récréation, la seule piste que j’ai réussi à obtenir auprès de ma centenaire de grand-tante était celle, peut-être, d’une école située « mais si, tu sais bien… vers la rue d’Alésia ».

À la fête de l’école, la fermière et ses poussins

Elle est longue, la rue d’Alésia, et elle aligne au moins trois écoles sur tout son parcours. Mais j’avais bien mes repères puisqu’après la première guerre mondiale, mes arrière-grands-parents avaient emménagé dans le quartier Plaisance où la famille habita rue Francis de Pressensé jusqu’à l’expulsion, en 1975. Plus d’un demi-siècle locataire à la même adresse, ça laisse à l’histoire familiale le temps de se construire.

Je pouvais donc déjà limiter mes recherches à la partie de la rue qui court de la voie ferrée formant limite avec le XVe jusqu’à la rue des Plantes, d’ailleurs la plus abordable pour les petites pattes d’un gamin de trois ou quatre ans. En croisant avec la liste des écoles maternelles du XIVe dans les années 30, la recherche devenait beaucoup plus simple et je n’avais plus, a priori, qu’une candidate.

Vue satellite du quartier Plaisance avec localisation du domicile et de l'école Hippolyte-Maindron

Les archives des écoles pour la ville de Paris

On rappelle que les archives de Paris ont ceci d’original qu’elles gardent à la fois la mémoire municipale et celle du Département avec lequel la capitale se confond désormais. Il importe de s’en souvenir lorsqu’on fait des recherches sur les écoles qui peuvent relever à la fois :

  • de la ville pour ce qui concerne notamment les bâtiments, la vie péri-scolaire et le personnel non enseignant. Les documents correspondants sont versés aux Affaires scolaires des Archives municipales ;
  • de l’État via les académies pour ce qui concerne les politiques éducatives, notamment les programmes et le personnel enseignant. Dans ce cas, ils figurent également à la rubrique Affaires scolaires mais cette fois du côté des Archives départementales.

Très schématiquement bien sûr, car s’agissant du fonctionnement de l’administration française, les frontières sont bien plus subtiles que ça ;-)) Il faut donc s’orienter en conséquence dans l’état des fonds pour identifier l’inventaire qui fera notre bonheur.

Arborescence de l'état des fonds des écoles
Extrait de l’état des fonds concernant les affaires scolaires sur le site des Archives de Paris

Les élèves que les généalogistes cherchent souvent à pister se trouvent du côté de l’administration départementale. À partir de là, il faut dégringoler dans l’arborescence jusqu’à arriver aux écoles, classées de manière très pratique par arrondissement. Les écoles maternelles sont bien individualisées mais on les trouvera en passant tout d’abord par la rubrique écoles primaires.

L’inventaire de l’école de la rue Hippolyte-Maindron est squelettique, reflétant le fonds lui-même qui contient uniquement trois registres d’inscription et leur répertoire d’accès. L’information est organisée à l’image des matricules militaires : un premier répertoire permet, parmi une liste alphabétique des noms de famille, de récupérer le numéro matricule de l’élève qui nous intéresse, donnant ainsi la clé d’un second registre, classé cette fois par numéro.

Registre de l'école à a ligne de Pierre Lenoir
Registre de l’école Hippolyte-Maindron, cote 3121W3

Même si j’aurais adoré dégotter tout un dossier scolaire (on peut bien rêver, non ?), la simple ligne correspondant à l’inscription de mon père dans cette école allait déjà combler un bon vide dans le parcours de sa petite enfance et dans celui de ses parents.

L’école de la rue Hippolyte-Maindron et la rue de Plaisance

J’obtenais déjà une première confirmation -et pas des moindres- pour localiser mes photos : cette cour de récréation était bien celle de la rue Hippolyte-Maindron puisque le petit Pierrot figurait effectivement dans son registre pour l’année scolaire 1935-1936 (Merci à mon fouilleur d’archives parisiennes pour cette nouvelle bonne pioche)

Le petit Pierre dans la cour de récréation au milieu d'autres enfants

Mais j’étais aussi très intéressée par l’adresse indiquée pour le domicile familial. J’avais déjà entendu parler d’un petit appartement que ma grand-tante et marraine avait acheté rue de Plaisance, comme une poire pour la soif ; n’ayant jamais quitté le giron familial de la rue Francis, elle ne s’y est pas durablement installée elle-même. Il eut quand même son utilité puisque c’est cet appartement qui abritait les amours de mes parents avant leur mariage, lors des rares permissions de mon père pendant la période troublée de la guerre d’Algérie.

J’ai des photos de cette époque annotées rue de Plaisance et voici désormais une piste sérieuse pour les localiser elles aussi avec précision, soutenue par les multiples mentions de cet appartement parisien dans les lettres qu’ils s’échangeaient. Pour la confirmer, il va falloir consulter le sommier foncier du 28 rue de Plaisance et les calepins, s’ils sortent un jour du purgatoire de l’amiante. Ensuite je verrai à jongler avec les délais de communicabilité pour poursuivre l’enquête dans les archives des notaires.

Photos d'une jeune femme souriante et d'un jeune homme assis en intérieur, devant un mur.
Ginette et Pierre rue de Plaisance vers 1956-1957

Si ma grand-tante en était déjà propriétaire avant-guerre, il est assez probable que ce soit ce même appartement qui ait servi de relai au couple de son frère dans les premières années de la vie commune. Roland et Jeanne se sont mariés en 1932, au retour du service militaire en Algérie. Le petit Pierre est né bien vite après, au tout début de 1933. La période n’était pas si florissante que ça pour un jeune couple se lançant dans la vie et toute aide devait être bienvenue.

En tout cas, avec cette adresse révélée, le registre de l’école m’a opportunément permis d’aller au recensement de 1936 pour compléter un peu de leur histoire. Je les y trouve tous les trois et j’apprends par la même occasion que mon grand-père Roland était alors employé de bureau à La Paternelle, une société d’assurances dans laquelle l’avait peut-être introduit son grand-père Eugène qui fit carrière dans le secteur.

Recensement de 1936, cote D2M8 625

Ça fait finalement un bon nombre d’avancées sur différents fronts pour une simple ligne dans un registre ! Et tout ça grâce aux archives scolaires.

Mais il me restait encore une jolie découverte à faire dans l’environnement de l’école.

Le voisin de l’école

Le groupe scolaire auquel appartient l’école maternelle est assez étendu et offre sur la rue d’Alésia une façade austère et plutôt imposante. Elle est d’ailleurs restée très similaire encore aujourd’hui.

Carte postale ancienne en noir et blanc, façade de l'école sur la rue Alésia

Mais ce qui nous intéresse, c’est l’arrière du bâtiment, sur la rue Hippolyte-Maindron où l’accès à l’école maternelle se faisait par le 48 ; à quelques dizaines de mètres près, l’ambiance y est très différente et l’environnement bien plus bucolique.

Car au 46, c’est une grappe d’ateliers d’artistes qui s’accroche au grand mur gris de l’école. Alberto Giacometti y arrive à l’hiver 1926, et s’installe dans une pièce délabrée de 24 m², qui ne dispose ni de l’eau courante, ni de l’électricité. Doté d’un unique point de lumière, l’endroit mérite bien l’appellation de grotte que lui donnait affectueusement son occupant.

L’espace est si contraint que parfois, Giacometti doit même sortir ses sculptures sur le trottoir de la rue pour se faire une idée de leur échelle.

Atelier de Giacometti contre un grand mur gris, caché derrière une glycine fleurie
Contre le mur de l’école, l’atelier de Giacometti

Jusqu’à la guerre, il vivra et créera tout à la fois dans cette unique pièce, inconfortable et exiguë. Si l’atelier est devenu légendaire, c’est qu’il ne se résoudra jamais à le quitter, sauf un intermède de quatre ans pendant la guerre. Même parvenu au faîte de sa renommée, il se bornera à louer quelques pièces supplémentaires dans l’allée pour agrandir un peu son espace, faisant son affaire de l’inconfort du lieu.

Photo en noir et blanc de Giacometti dessinant, assis sur un petit lit dans son atelier.

Cet atelier, d’ailleurs, au rez-de-chaussée, va s’écrouler d’un moment à l’autre. Il est en bois vermoulu, en poudre grise, les statues sont en plâtre, montrant la corde, l’étoupe, ou un bout de fil de fer, les toiles, peintes en gris, ont perdu depuis longtemps cette tranquillité qu’elles avaient chez le marchand de couleur, tout est taché et au rebus, tout est précaire et va s’effondrer, tout tend à se dissoudre, tout flotte : o, tout cela est comme saisi dans une réalité absolue.
Quand j’ai quitté l’atelier, quand je suis dans la rue, c’est alors que plus rien n’est vrai de ce qui m’entoure.
Jean Genet – L’atelier d’Alberto Giacometti

2 photos de Giacometti en noir et blanc : une prise en plongée dans son atelier, l'autre en extérieur à l'angle de la rue Hippolyte -Maindron
Giacometti photographié par Doisneau, dans son atelier et au coin de la rue
Il n’avait besoin ni de voyager, ni de sortir, rue Hippolyte-Maindron, il avait tout ce qu’il voulait. Diego Giacometti

Pendant quarante ans, le monde de l’art a défilé dans cet espace rudimentaire, fasciné par les œuvres qui en sortaient. Pendant quarante ans, jusqu’à sa mort, Giacometti n’a fait qu’un avec le lieu qu’il avait investi, y vivant et y créant inlassablement, environné par la poussière de plâtre et les esquisses dont il avait recouvert les murs.

photo en noir et blanc de l'atelier, une table avec des statues devant un mur recouvert de graffitis. Fragment en couleur de ce mur dans des taux jaune doré
Photo Ernst Scheidegger, vers 1962 et fragment du mur de l’atelier

Mais en 1935, il n’est pas venu le temps des silhouettes filiformes qui resteront associées à son souvenir. Il sort à peine de la mouvance surréaliste, il fréquente Aragon, Calder, Cocteau, Max Ernst, Miró et Prévert, puis Balthus et Derain.

Sans le savoir, le petit Pierrot a dû en croiser du monde peu ordinaire en sautillant sur le chemin de l’école, accroché à la main de sa mère. Voilà le genre d’anecdotes que j’aimerais encore avoir la possibilité de raconter aujourd’hui au Pierre adulte qui est devenu mon père.


Billet écrit dans le cadre du Généathème de septembre 2024 : Rentrée – Les archives scolaires

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16 commentaires sur “L’école du petit poussin et l’atelier du sculpteur”