La même année naissaient Jonathan dans l’Océan Indien et Alfred Prosper Prudent Dauchancourt dans le minuscule village de Breuil-le-Vert. Jonathan serait sorti de son œuf en 1832, ce qui lui permet d’être consacré plus ancien animal terrestre toujours en vie aujourd’hui. Alors qu’Alfred ne fit pas de vieux os…
La naissance de Jonathan a été approximativement évaluée au plus récent afin d’homologuer son record de longévité. Alors que celle d’Alfred est fixée avec précision par l’état civil des humains…
Jonathan a passé la majeure partie de sa longue existence sur une île perdue au sud de l’Océan Atlantique. Alors qu’Alfred vit le jour sous le ciel changeant de la Picardie…
Jonathan est une tortue géante des Seychelles, arrivée on ne sait trop comment sur l’île de Sainte-Hélène après avoir contourné tout le sud du continent africain. Alors qu’Alfred est notre ancêtre à la sixième génération et n’a guère bougé de son village natal que pour aller s’établir dans la bourgade voisine…
L’humain et l’animal, l’hémisphère nord et l’hémisphère sud, l’un fauché dans la fleur de l’âge et l’autre regardant défiler les siècles… Peut-il y avoir destins plus dissemblables ? Seule les réunit la fantaisie de Geneatech qui prétexte l’entrée de Jonathan au Guinness Book pour nous proposer, en ce mois de mars, d’aborder notre généalogie au prisme de l’année 1832.
C’est l’occasion rêvée pour sortir de l’ombre Alfred Dauchancourt, auquel je ne me suis pas tellement intéressée jusqu’à présent. Il est pourtant le père d’une de mes chouchoutes généalogiques, mon arrière-arrière-grand-mère Juliette.
Le temps de l’enfance
Pour le moment, Alfred fait partie de mes transparents, ceux dont la vie se promène d’un acte d’état civil à l’autre sans qu’il ne semble y avoir grand chose à en dire. Pour le moment… Car lors de mes journées passées aux archives départementales de l’Oise, je n’ai pas encore pris le temps de m’attaquer sérieusement à son cas ; mais il est désormais inscrit au programme de ma prochaine semaine de vacances studieuses en salle de lecture.
Il est le troisième enfant de Prudence Boitel et de Pierre Dauchancourt, né en cette fameuse année de la tortue, le 20 novembre. Ses parents ont pris posément leur temps pour construire leur famille : Clarice est arrivée en 1823, deux ans après leur mariage, puis Héloïse en 1830, sept ans plus tard.
Alfred gardera son statut de petit dernier et grandit tout environné par les étoffes. Son père est tailleur d’habits, sa mère et ses sœurs blanchisseuses et lingères.
Toute son enfance se déroule dans cette ambiance très féminine, d’autant plus que sous le toit de chaume de la maison familiale vit également sa grand-mère maternelle, Marie Catherine, qui fut autrefois cultivatrice.
Alfred va sur ses neuf ans quand Clarice quitte la maison pour se marier. Héloïse suivra le même chemin dix ans plus tard ; pour rester tout près il est vrai puisqu’elle épouse le garde-moulin qui travaille au bout de la rue et va bientôt devenir meunière en titre avec lui, à la succession de son patron.
Alfred quant à lui n’est pas si pressé que ça et attend d’avoir vingt-quatre ans pour quitter à son tour la maison de ses parents.
Un métier de père en fils
Entre-temps, il en aura profité pour faire son apprentissage auprès de son père et devenir, comme lui, tailleur d’habits. À cette appellation correspond le métier de celui qui confectionne principalement les vêtements d’homme, les femmes s’adressant plutôt à la couturière. L’un et l’autre étaient des artisans très sollicités, à une époque où l’on n’imaginait pas entrer dans un magasin pour y trouver un vêtement tout fait.
Le prêt-à-porter ne sera inventé qu’un siècle plus tard. Voilà pourquoi même les plus petits villages avaient leur tailleur, quand bien même dans les milieux modestes on faisait durer les vêtements aussi longtemps qu’il était possible. Il connaissait bien les mensurations de sa clientèle habituelle qui, au demeurant, n’exigeait de lui ni complication ni fantaisie : simplement, le plus souvent, de bons vêtements pour la vie courante et qui tiendraient le coup en toutes circonstances. Même le costume qu’on se faisait tailler pour son mariage devait pouvoir resservir, la vie durant, pour les grandes occasions.
Cependant il n’y a probablement pas de quoi vivre pour un tailleur supplémentaire sur Breuil-le-Vert et ses deux-cent-cinquante ménages pas très fortunés ; d’autant que les Dauchancourt doivent partager la pratique locale avec le maire, établi lui aussi dans la profession, et encore un concurrent installé au gros hameau de Rotheleux. Quant aux gens du château, inutile d’espérer les voir passer le pas de la porte : ils vont faire confectionner leurs élégants habits chez des tailleurs de la ville, bien plus au fait de la dernière mode.
Après son mariage, Alfred partira donc s’établir dans la bourgade voisine de Clermont, à peine à trois kilomètres de la maison natale.
Le mariage avec Aurore
Celle qui épouse Alfred, c’est Aurore Cuvillier, une fille de Breuil-le-Vert et plus exactement de son principal hameau, Cannettecourt, qui compte à lui seul plus d’habitants que le cœur de village. Son père y est débitant de tabac sur la route de Paris, où il profite du passage pour améliorer l’ordinaire de son commerce.
La noce commence par ses préliminaires fort peu romantiques, trois jours avant le passage devant le maire et le curé. Ce 14 février 1857, Maître Pérard, notaire à Clermont, se transporte chez les Cuvillier pour fixer sur le papier l’arrangement financier qui accompagne l’union.
C’est tout de même un contrat de peu. Les parents Dauchancourt ne sont pas présents car Alfred se constitue personnellement sa dot, tout seul comme un grand : il apporte son linge, ses hardes et une armoire qui n’ont même pas à être prisés puisqu’il s’agit de biens qui lui reviendraient si son épouse venait à mourir avant lui. Les charmantes perspectives des contrats de mariage…
La famille Cuvillier a un peu plus de quoi gâter Aurore, même si ça ne va pas très loin… et surtout pas tout de suite. Ses parents lui donnent du linge et des objets de ménage pour 170 francs, à quoi s’ajoutent 800 francs en liquide par avance sur leur succession. Mais cette somme-là, ils la lui verseront… quand ils voudront (quand ils pourront ?), sous réserve d’intérêts fixés à 5% l’an.
Ses grands-parents maternels sont eux aussi partie au contrat puisqu’ils déposent dans la corbeille de la mariée tout un lot de petites parcelles de terre éparpillées sur les communes de Breuil-le-Vert et de Neuilly-sous-Clermont. Neuf morceaux exactement, dont le plus grand n’atteint pas les treize ares, la plupart allant de un à quatre ares. Leur rendement est évalué, pour l’enregistrement, à trente francs par an car les grands-parents ne les offrent pas à Aurore en pleine propriété : ils s’en réservent la jouissance jusqu’à leur mort.
Bref, on donne aux enfants ce qu’on peut, comme on peut, mais le nouveau ménage ne démarre pas son parcours dans l’opulence… et ne le terminera pas plus haut.
La vie à Clermont
Quand Mathilde vient au monde, en janvier 1858, ses parents sont mariés depuis onze mois et vivent encore à Breuil-le-Vert. La naissance de ce premier bébé leur donne le signal du départ : la toute jeune famille part pour Clermont où elle s’installe dans une rue très centrale emplie de commerces et de chalandise, au-dessus de la boutique d’un marchand de nouveautés.
Même si Aurore et Alfred ont eu bien peu de chemin à parcourir pour déménager, leur environnement quotidien change du tout au tout, de leur village si calme et si rural à cette bourgade animée !
Mais ce nouvel épisode de leur histoire démarre sous de triste auspices : la petite Mathilde vient d’avoir six mois lorsqu’elle perd la vie, au cœur de l’été 1858. Ses parents désemparés n’ont que le travail pour refuge, Aurore à son métier de lingère et Alfred à tailler ses habits.
La vie continue dans l’appartement-atelier de la rue de Condé. Mais elle n’y revient vraiment que deux ans après, avec la naissance de Juliette. Le 2 septembre 1860, Aurore lui donne le jour chez les parents Dauchancourt, où elle est revenue abriter les derniers jours de sa grossesse.
En 1866, la petite famille s’est éloignée de l’hyper centre de quelques centaines de mètres pour s’installer au début de la rue de Paris, dans une maison dont elle est désormais la seule occupante. Peut-être lui a-t-il fallu un peu plus d’espace si les affaires d’Alfred marchent correctement : il travaille désormais avec un jeune ouvrier tailleur de dix-huit ans.
Une autre raison peut aussi expliquer ce déménagement : deux ans après, lorsqu’il déclare le décès de sa sœur Héloïse qui vient de partir à trente-huit ans, Alfred est désormais qualifié non plus de tailleur d’habits mais de marchand tailleur, c’est-à-dire qu’il ne se contente plus de coudre les étoffes qu’on lui apporte à façonner mais qu’il peut aussi vendre lui-même le tissu nécessaire à son artisanat. Il est donc possible qu’il ait trouvé rue de Paris une devanture pour exposer sa marchandise à la vente.
Tout finit si vite…
On est en mars 1871. La capitale bruisse de la colère du peuple parisien qui ne supporte pas l’humiliante armistice signée en janvier, après qu’il a souffert un cruel hiver de famine et héroïquement résisté à quatre mois de siège prussien. Dans deux jours débutera officiellement la Commune de Paris.
Le 16 mars, dans l’Oise si proche et qui parait pourtant écartée de cette agitation, Pierre Auguste, le père d’Alfred, meurt à l’hospice de Clermont.
Trois semaines passent et les évènements se succèdent à une vitesse vertigineuse. Déjà la Commune vient d’être écrasée à Marseille. À Paris, l’utopie des beaux projets libertaires commence à se fissurer devant les combats qui se multiplient sur les barricades dressées un peu partout en ville, devant les prisonniers et les morts que les Versaillais ont entrepris de faire par centaines, devant les orphelins qu’il faut prendre en charge.
Le 6 avril 1871, si vite après son père, c’est Alfred qui meurt à son tour à l’âge précoce de trente-huit ans, comme sa soeur Héloïse trois ans auparavant. Il laisse une jeune veuve et une orpheline de dix ans, sans guère de moyens pour assurer leur subsistance : sa succession sera finalement clôturée par un certificat d’indigence établi à Breuil-le-Vert, attestant qu’il ne reste derrière lui aucun bien susceptible d’être taxé.
Ainsi finit en Picardie la vie d’Alfred le tailleur d’habits, tandis que sept-mille kilomètres plus au sud, Jonathan est encore dans l’âge tendre et s’apprête placidement à voir se succéder trente-deux gouverneurs sur son île de Sainte-Hélène.
Ne rêverait-on pas qu’un de nos ancêtres, né en 1832, soit encore là aujourd’hui pour nous raconter un peu comment était vraiment la vie au XIXe siècle ?
21 commentaires sur “Alfred et Jonathan”
Merci pour ce passionnant récit de la courte vie d’Alfred !
Douce journée, bisous
Très beau fil de vie détaillé pour ce « transparent »
Merci, je commence à fort m’attacher à lui et aussi à cette commune de Breuil-le-Vert dont je me rends compte qu’elle a vu vivre mes ancêtres jusqu’au milieu du XVIIIème siècle au moins. Il faut vraiment que je creuse de ce côté-là.
Le destin d’une vie … comme à ton habitude, romancée à souhait. Il fallait s’accrocher à l’époque.
Qu’en à Jonathan, pas au courant de cette longévité à ne pas vraiment nous souhaiter non plus (lol)
violine
Normalement, tous les détails sont issus des archives, c’est vrai qu’il y en a plein si on prend le temps de les regarder attentivement. Par exemple, la couverture des maisons en ardoise/tuiles/chaume figure dans le recensement de 1841, c’est comme ça que je sais que la maison de Breuil était couverte de chaume.
Merci pour cet excellent récit qui me touche beaucoup. Je suis passionnée de généalogie et j’habite le hameau de Rotheleux commune de Breuil le vert d’où la famille de mon mari est originaire depuis plusieurs générations… je suis également membre d’une association de Breuil le vert, de fil en aiguille, patchwork et broderie j’essaie de concilier les deux, en retraite c’est plus facile
Nous avons de sérieux points communs, alors, Joëlle 😉 Le tailleur de Rotheleux se nommait Justin Tarralle, il ne manquerait plus que vous lui soyez apparentée ! Je suis déjà allée me balader à Breuil et m’arrêter à l’Embuscade, un café tenu par mes Crépin au début du XXe siècle. Mais je compte bien y retourner car c’est vraiment le berceau de ma branche Lenoir et des apparentés (Dauchancourt et autres) et je voudrais bien localiser précisément les endroits où ils ont vécu au XIXe siècle. Notamment mon Polycarpe Lenoir qui habitait rue du Moulin.
Encore une formidable remontée dans le temps passionnante, avec le sourire de cette tortue ( que je connais bien 😉 pour la suivre sur FB🤣) et le vertige du temps, si loin, si proche. C’est réussi! Papa a fait un petit livre de ses souvenirs des anciens, en Auvergne profonde; il faudra que je fasse l’arbre . Merci pour ce moment.
Ah ! Je ne savais pas que la tortue avait une page FB, je vais m’en préoccuper de ce pas 😉 C’est super que tu aies ce livre des souvenirs de ton papa, Fabienne, on en rêve toutes !
Une courte vie pour Alfred. Je pense aussi que malgré les conditions de vie difficiles , peu de resources , perte des enfants en bas âge ,… nos ancêtres avaient des moments de bonheur . Ils étaient sans doute moins exigeants et s’accommodaient de leur situation .Pour un » transparent » je trouve que l’on apprend beaucoup sur son parcours .Bon Dimanche .
En explorant bien tous les détails de ce qu’on trouve en ligne, actes d’état civil, recensements, tables des successions, … La seule chose que j’avais trouvée sur place, c’est le contrat de mariage. Mais j’aimerais bien voir s’il existe des archives sur son affaire, au niveau fiscal principalement, pour essayer de voir comment ça fonctionnait. Le cadastre aussi, les AD de l’Oise offrent de belles ressources en ligne mais le cadastre napoléonien n’y est pas.
C’est toujours si agréable de lire vos recherches, tout est parfaitement écrit et tient en haleine.
Très bon dimanche.
Merci France. Il faut bien aussi faire des histoires avec nos ancêtres ordinaires… de toute manière, je n’ai pas le choix, je n’ai que ça 😉
Sympa cette idée de la tortue. Du coup, je suis retournée voir dans ma généalogie. Le peu que j’ai fait. Du côté de papa, pas de naissance en 1832, mais mon arrière-arrière grand père Nicolas-Joseph est né en 1834, et comme ton Alfred, il est mort à 38 ans, laissant quatre enfants, trois filles et un garçon de sept ans, qui est devenu le père de mon grand-père. Nicolas-Joseph travaillait dans un tissage dans les Vosges. Du côté de maman, c’est une arrière-arrière grand mère, Anne Apolline, qui est née en 1831 – avant la tortue, et même si elle est décédée en 1913, elle a quand même eu une belle longévité…Quand on remonte le temps, ce qui frappe, c’est le peu de personnes qu’il faut retrouver pour couvrir les siècles. Moins d’une dizaine d’ancêtres en ligne directe, et nous voilà au dix-septième siècle…Et pourtant on a complètement perdu le souvenir de ces gens. C’est curieux, non?
Exactement ! Ça me fait le même effet : l’impression que la chaine de nos ancêtres est si courte pour remonter à une période tellement reculée qu’elle ne nous semble même pas appartenir à notre propre monde ! Je le ressens particulièrement avec ma grand-tante qui va bientôt avoir 100 ans : son grand-père, parfaitement intégré à ses souvenir puisqu’elle l’a eu jusqu’à ses 22 ans, est né en 1857 et il est lui-même le petit-fils de notre faux Le Noir de Tourteauville né avant la Révolution ! C’est vertigineux de constater à la fois cet éloignement dans le temps et cette proximité familiale…
Quelle siperbe idée qie d’avoir intégré la tortue à ton article! et toujours une parfaite contextualisation. Qu’est ce que ce serait si ton Alfred n’était pas l’un de tes « transparents »! Bravo!
Merci 😉 La tortue donne un petit air de fantaisie et d’exotisme à mon Alfred désespérément « de par chez nous » !
Une histoire triste mais encore une fois une belle histoire de famille ! Qu’ est ce que j’ aimerais savoir raconter comme toi … la broderie prend le pas sur la généalogie que je délaisse depuis de trèèèès longs mois … et je m’ en veux !
C’est comme pour tout : le racontage s’apprend en racontant 😉 L’exercice hebdomadaire auquel je m’astreins depuis dix ans sur Ouvrages de Dames m’y a bien aidée mais c’est vrai que c’est chronophage… et comme tu le sais, chez moi c’est l’inverse, c’est la broderie qui en souffre !
Merci pour le partage de la courte et triste vie d’Alfred… une époque bien difficile pour les personnes de condition modeste.
Bon dimanche, bises
C’était leur vie, était-elle si triste que ça ? Je me dis qu’elle devait certainement être remplie de périodes de bonheur et de moments de gaieté mais que tout ça ne survit pas à travers les archives.