Une couturière

Parmi toutes les vies que je poursuis à travers les vieux papiers, il y en a qui me touchent plus que d’autres et souvent, sans que je ne sache pourquoi. Ce ne sont pas forcément celles pour lesquelles j’ai le plus d’informations, ni les plus proches de ma parentèle, ni même celles auxquelles je peux le plus facilement m’identifier. Il suffit d’un rien pour qu’elles m’accrochent et que les traces obstinément semées derrière elles m’entraînent au vagabondage.

Pour Sophie, je devine ce qui m’a interpelée. Une couturière, forcément…

Couturière cousant assise à sa table, sur laquelle est posée une boîte à couture ouverte
Détail d’un tableau de Jules Breton « La petite couturière ».

Elle perche sur ma branche protestante, dont le patriarche arrive d’Angleterre vers la Suisse, pour finalement s’établir dans le pays de Montbéliard à la fin du XVIIIe siècle. Pour la mécréante que je suis, Sophie Harrisson gravite dans un univers mystérieux ; j’essaie parfois d’imaginer ce qu’a pu être sa vie, si éloignée de la mienne, dans un univers protestant érigeant la rigueur et l’effort en vertus cardinales. Le travail comme devoir et l’austérité comme règle de vie…

Deuxième née et seule fille d’une fratrie de trois enfants, Sophie a toujours vécu chez ses parents, probablement stigmatisée comme ces vieilles filles que n’auréolait pas encore un délicieux parfum de liberté. La famille vit dans la sphère Japy, le gros employeur de la région chez qui le père fait toute sa carrière dans la mécanique de précision.

Sophie verra se marier ses deux frères, il est vrai avec des fortunes diverses en ménage. Je devine alors son angoisse quand elle comprend qu’elle est enceinte sans être pourvue de l’époux  réglementaire ; sa peine peut-être d’être trahie par un homme qui n’assume rien ; sa terreur à l’idée de devoir l’avouer à ses parents ; et son amertume à ne pas pouvoir se réjouir de la naissance imminente…

Mains de couturière à l'ouvrage. Elle tire l'aiguille de la main droite, protégée par un dé et porte une alliance à la main gauche.
Détail d’un tableau de Gilbert Stuart, National Gallery of Art

Elle aura l’enfant sans avoir la bague au doigt. Quand elle accouche, en ce mois de janvier 1844, ni son père, ni ses frères ne se déplacent pour déclarer la naissance de Linna Sophie ; c’est la sage-femme qui présente la nourrissonne au maire, accompagnée d’un vague cousin et d’un voisin qui ont bien voulu faire office de témoins.

Le parcours de Sophie à cette époque de sa vie est non seulement difficile, mais il est également vain. Car la petite Linna n’atteindra pas ses six mois. Elle meurt au cœur de son premier été, laissant sa mère devant un berceau vide et peut-être bien solitaire dans son chagrin.

Femme assise cousant à côté du berceau de son enfant.
Détail d’un tableau de Jean François Millet, le sommeil de l’enfant. Chrysler Museum of Art

Au travers du peu de documents témoignant aujourd’hui de ce souffle d’existence, la naissance de son enfant illégitime paraît avoir été le seul accroc dans la vie de Sophie. Jusqu’à sa mort à l’âge de soixante-dix ans, elle continuera à vivre de son aiguille, toujours logeant chez ses parents puis, après leur disparition, avec une tante, avec une cousine, au gré des solidarités familiales.

Il me plait de ramener à la lumière cette vie modeste, et de me ressouvenir de cette couturière-là qui est de ma famille : Sophie Harrisson, née en 1815 à Hérimoncourt , morte en 1885 à Beaucourt, ayant à peine égratigné la surface de notre terre…

Détail de l'acte de décès de Sophie Harrisson où elle est qualifiée de célibataire
Acte de décès de Sophie Harrisson le 11 février 1885. Archives départementales du Territoire de Belfort

Reprise d’un billet initialement publié sur le blog Ouvrages de Dames et recomposé ici dans le cadre du généathème proposé ce mois-ci par Geneatech : Célibataires de nos arbres.

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