C comme… le Cahier de Chansons de Roland

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On est au printemps 1931, dans une France qui vient de vivre une décennie virevoltante après la pression de l’interminable guerre mondiale. On a voulu de toutes ses forces revivre, oublier ceux qui ne sont pas rentrés, ceux qui sont rentrés cassés, se tourner vers un avenir plus riant ; tout simplement, se créer cet avenir.

Seulement le tourbillon des années folles emporte surtout les élites. Comme toujours, aux classes populaires il n’en reste que l’écume…

Roland

Jeanne et Roland sont amoureux. Elle vient d’avoir dix-neuf ans, il a tout juste un an de moins

Pour Jeanne, les années 20 ont été marquées par les deuils et le changement de vie. En 1921, Alphonse, le grand frère, perd la vie dans les combats de la lointaine Cilicie. En 1924, c’est au tour de son père de mourir. Et même s’il imprimait un rythme chaotique à la famille avec sa présence à éclipses, c’est encore un peu plus de difficultés auxquelles doit faire face Marie Louise, la mère, pour faire vivre ses deux filles.

Elle finit par quitter Montbéliard pour la capitale où elle prend une loge de concierge, rue de Maubeuge. L’aînée s’est casée comme ouvreuse dans un cinéma et s’est très vite mise en ménage. Jeanne reste avec sa mère à la loge et contribue à leurs revenus en tirant son aiguille de couturière.

Alors les années folles…

Photo Robert Doisneau

Quant à Roland, c’est lui aussi un Parisien de fraîche date. Mais l’enfance à Creil lui parait déjà loin en arrière. Après la guerre, sa mère n’a plus supporté de vivre dans une ville marquée par les destructions des bombardements et toute la famille est venue s’installer dans un petit trois pièces du quartier Pernéty : les parents, Maurice et Georgette, Mauricette sa sœur aînée et lui. Maurice n’a ainsi plus à faire les voyages quotidiens pour venir travailler au Crédit du Nord, dans l’emploi de comptable qu’il gardera toute sa vie. Cerise sur le gâteau, une petite sœur est née Parisienne en 1923.

Il est temps pour Roland de trouver à gagner sérieusement sa vie. Il a bien un peu travaillé comme ouvrier affuteur mais ce n’est pas si simple de dégotter un emploi stable. Une crise économique sans précédent vient de frapper les États-Unis et même si la France est encore relativement à l’abri, les prix montent, la production industrielle baisse et à nouveau, le bruit des bottes commence discrètement à se faire entendre.

Feuillet matricule de Roland – Archives de Paris D4R1 2016

Alors puisqu’il est soumis au service militaire, Roland choisit de partir en devançant l’appel : ce sera toujours une bonne chose de faite et la situation sera peut-être plus favorable à son retour. D’ailleurs depuis 1923 le service ne dure plus qu’un an, ce qui ne lui semble pas si terrible.

Il s’engage le 15 avril 1931 et est tout de suite envoyé de l’autre côté de la Méditerranée, dans l’artillerie d’Afrique. Il passera tout son temps militaire en Algérie.

Ses années folles à lui traversent le cahier de chansons qu’il s’amuse à remplir pour tromper l’ennui de la vie de garnison, comme le font beaucoup de jeunes appelés. On y retrouve tous les succès populaires du moment, tous les artistes en vogue. C’est un florilège des goûts musicaux de l’époque, illustré avec plus ou moins de réussite.

Il débute par un grand classique du conscrit, le calvaire de la classe sur lequel Roland barre, l’un après l’autre, chacun des interminables jours passés à l’armée. Bien sûr il n’a pas oublié d’y mettre en évidence le traditionnel Père Cent, le centième jour avant la libération, fêté comme il se doit par ceux qui entrevoient enfin la quille.

Suit un peu de nostalgie avec un signe à son amoureuse, loin tout là-bas en métropole… Vu la qualité toute relative des dessins dans la suite du cahier, je soupçonne Roland d’avoir fait appel à un copain doué d’un meilleur coup de crayon pour réaliser celui-là.

Il sacrifie à la mode en anglicisant le prénom de sa chérie… qu’au demeurant tout le monde a toujours appelée Jeannette ;-))

Il a ensuite intégralement rempli son cahier, 166 pages tout de même, en recopiant consciencieusement les ritournelles dans l’air du temps, comme ces Lilas blancs pas tout à fait nouveaux puisqu’ils ont été créés au cabaret du Chat noir quarante ans plus tôt. Mais son succès ne se dément jamais, la chansonnette ressort régulièrement dans de nouvelles versions. Fred Gouin vient justement de la remettre au goût du jour en 1929.

Un autre grand succès du moment, mais cette fois dans le registre de l’humour, c’est cette fantaisie chantée par Georges Milton dans le film Le roi des resquilleurs, une des réussites de l’année 1930 au cinéma. Il y lançait le personnage de Bouboule qui allait connaître bien d’autres aventures par la suite.

Retour au sentiment avec Valsons Lison, une chanson de Roger Dufas qu’interprète alors l’incontournable Berthe Sylva. Elle est la star musicale de l’époque, ses disques se vendent en pagaille, on l’entend partout, depuis Le Caveau de la République, une des scènes où elle se produit, jusqu’aux ondes de Radio Tour Eiffel.

Et tant d’autres encore, le cahier en est rempli et ces trois-là ne sont qu’une sélection arbitraire de titres qui m’ont amusée. Roland a même fait une table des matières des soixante-quatre chansons reprises dans son cahier, pour s’y retrouver plus facilement.

Le 9 mars 1932, il tourne la page sur le calvaire de la classe et retrouve sa Jeanne. Ils se marient en octobre… un peu rapidement, car le 7 janvier suivant, c’était la naissance de leur fils unique !

Jeanne Harrisson et Roland Lenoir sont les parents de mon papa. J’adore humer l’air de leur époque à travers toutes ces petites choses qui peuvent paraître triviales : les chansons qu’ils fredonnaient, les films qu’ils allaient voir au cinéma, les artistes dont ils épiaient la vie fantasmée en lisant Ciné-Miroir. C’est ça aussi, la généalogie, ne trouvez-vous pas ?

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