À bicyclette avec Eugène

C’était dans les premières décennies du XXe siècle. Mes arrière-arrière-grands-parents, Juliette et Eugène, avaient quitté leur campagne isarienne pour venir s’installer à Creil ; ils y avaient ouvert un commerce qui proposait de tout, du savon Congo au tapioca Brésil, en passant par le vermouth Turin et les écheveaux de soie d’Alger.

L’art de voyager en restant derrière un comptoir…

Le temps passant, Juliette avait pris les rênes à la boutique et de son côté, Eugène s’était lancé comme agent local d’une compagnie d’assurance parisienne. Au-delà de ces informations factuelles et souvent assez sèches collectées en archives, j’ai la chance que leur petite-fille -ma grand-tante, bientôt centenaire- m’ait beaucoup confié ses souvenirs d’enfance ; elle a ainsi parfaitement joué son rôle de fil rouge dans la transmission de la mémoire familiale.

Voilà pourquoi je sais qu’Eugène avait parfois besoin de se rendre au siège parisien de cette compagnie d’assurance et que, ne faisant ni une ni deux, il enfourchait tout bonnement son vélo pour aller y traiter ses affaires.

Certes c’était sur les routes d’un XXe siècle à ses débuts, mais l’anecdote m’avait impressionnée : Creil-Paris, cinquante kilomètres à vélo sur les routes franciliennes, et retour dans la journée !

J’aurais adoré avoir une photo d’Eugène avec son engin à deux roues. Malheureusement je n’ai conservé du couple que des photos où il pose sérieux et presque revêche, comme il était le plus souvent de mise à l’époque. Mais il ne me déplaît pas d’imaginer le patriarche s’offrant quelques heures de liberté en pédalant sur les routes de Seine-et-Oise, alors qu’il aurait très bien pu rallier la capitale en train.

Creil était en effet très bien desservie par la Compagnie des Chemins de Fer du Nord. A-t-il fait le déplacement parisien à vélo une unique fois restée dans les annales, avec un récit enjolivé au fil du temps ? Ou bien était-il vraiment coutumier du fait, comme me le donne à penser le récit de ma grand-tante ? Peut-être faisait-il l’aller à vélo et le retour en train ?

Plus simplement, il est bien probable que ce qui me semble aujourd’hui un exploit n’ait rien eu de si exceptionnel au temps d’Eugène, d’autant qu’il ne s’agissait pour lui que d’un déplacement occasionnel.

En tout cas, le Généathème de ce mois-ci, Vos ancêtres et la petite reine, était l’invitation idéale à l’accompagner sur les routes d’Ile-de-France. Et c’est aussi l’occasion de comprendre que ce qui paraît inconcevable à présent, avec le quadrillage des autoroutes, voies rapides, périphériques et autre Francilienne autour de Paris, était certainement très faisable dans la configuration routière de l’époque.

Mais comment suivre mon sportif ancêtre sans connaître précisément son point de chute dans la capitale ? Le tempérament économe de Juliette allait venir à mon secours. Comme son livret de famille partait en lambeaux, c’est à la pointe de l’aiguille qu’elle le raccommoda pour lui offrir une seconde vie et me dévoiler ainsi, en recyclant pour l’occasion le papier usagé qu’elle avait sous la main, que son Eugène était, à Creil, le digne représentant des assurances La Prévoyance.

Livret de famille de Juliette et d’Eugène

C’est donc rue de Londres, à deux pas de la gare Saint-Lazare, qu’il allait faire la liaison avec la maison-mère. Heureusement, le 9ème arrondissement était idéalement situé dans Paris pour rendre encore possible, en partant de l’Oise, un déplacement à la force du jarret.

Kilomètre 0

Eugène se met en route à peine le jour levé car sur son vélo, ça lui fait tout de même deux à trois heures de route à avaler. Il est encore bien tôt quand Juliette prend son café avec lui et lui tend son repas, emballé dans le papier à sucre bleu qu’elle utilise au magasin. Après avoir arrimé sa sacoche de cuir et son ravitaillement au porte-bagage, Eugène empoigne sa bicyclette et sort de la maison par la cour de derrière donnant sur la rivière. Il longe le quai d’Aval, traverse l’Oise, l’île Saint-Maurice et continue par la rue de la République pour attraper la nationale 16, qui trace une ligne nord-sud quasiment toute droite jusqu’à la capitale.

Trajet de Creil à Paris par la RN 16

Dès qu’il laisse derrière lui le plateau de Creil, la route est bordée à gauche par la forêt de la Haute Pommeraie puis traverse le bois de Saint-Maximin, si agréable aux cyclistes lorsque la journée avance vers ses heures chaudes.

Kilomètre 8

Bientôt le passage sur le pont de la Nonette, canalisée pour alimenter les grandes eaux du château, annonce l’arrivée à Chantilly. La matinée n’a pour ainsi dire pas encore débuté mais Eugène note tout de même que les nonchalants confrères de la ville voisine sont à peine en train de retirer les volets à la devanture de leur épicerie. La balade lui sert aussi à ça : observer les petites habitudes des uns et des autres, se rassurer sur sa pratique ou bien prendre des idées pour en changer.

Dès la sortie de la ville, la belle forêt de Chantilly l’enveloppe à nouveau et va encore l’accompagner presque jusqu’à Luzarches.

Kilomètre 13

Elle s’efface à nouveau après quelques kilomètres pour laisser place au prochain village, celui de Lamorlaye que la route nationale touche à peine. Mon cycliste reprend tranquillement son souffle entre les maisons sagement alignées, en prévision de la nouvelle côte qui s’annonce au loin, dès les dernières habitations atteintes.

Car il ne faut pas croire que cette RN 16, c’est du tout plat entre Creil et Paris. En vérité, les côtes et les descentes ne font que se succéder et Eugène se dit parfois, un peu dépité, que la Plaine de France porte décidément bien mal son nom.

Kilomètre 17

C’est pareil à la sortie de Chaumontel, hop ! Encore un petit raidillon ! Le cycliste doit avoir le mollet bien en forme pour espérer arriver sans trop de mal jusqu’à la capitale… Et cette fois-ci, c’en est bien fini de la forêt et de ses hautes futaies, le reste du chemin se poursuivra au milieu des champs.

Kilomètre 18

Il n’y a d’ailleurs quasiment que cette côte-là pour séparer Chaumontel de Luzarches, deux villages tellement voisins qu’ils semblent n’en faire qu’un. La journée commence à s’avancer, Eugène s’arrêterait volontiers pour reprendre un petit café sur le bord de la route s’il n’était pas tout absorbé par le but qu’il s’est fixé : arriver au plus tôt à Paris pour pouvoir régler ses affaires avant la fin de la matinée et se mettre sur le retour au tout début de l’après-midi.

Kilomètre 22

Ce ne sont pourtant pas les tentations qui manquent en cours de route mais il n’y cède toujours pas en traversant le tout petit village d’Epinay, qui ne compte guère plus d’une centaine d’habitants. Il semble n’exister que par son château et justement, c’est l’endroit où la route nationale, si rectiligne jusqu’à présent, doit faire un crochet pour contourner le beau domaine de la famille Noailles.

Mais Eugène n’est pas là pour faire du tourisme, pas plus qu’il ne veut faiblir en s’arrêtant sous le treillage accueillant de l’auberge Boiron-Landry. Il commence juste à être bien en jambes, pas question de casser ce bel élan ; il va vite être récompensé de sa ténacité.

Kilomètre 25

Car le village suivant, c’est Le Mesnil-Aubry qui s’étire en une unique rue le long de de la nationale. Et c’est aussi celui qui marque pile la moitié du chemin. Il est donc un bon repère pour Eugène qui sait ainsi exactement où il en est sur son horaire.

Parfait ! La classe n’a pas encore commencé, les rues sont animées par les enfants qui se rendent à l’école. Il n’a pas besoin de regarder sa montre, ça veut dire qu’il n’a pas démérité sur sa moyenne et qu’il est dans les temps.

Kilomètre 29

L’arrivée à Écouen, c’est une nouvelle épreuve, une sorte de faux-plat qui n’en finit plus et se termine par une franche grimpette bien casse-pattes. Il faut dire qu’un village qui s’est construit sur une butte, forcément, ça n’est jamais trop au goût du cycliste de fond… Eugène, vas-tu devoir passer en danseuse pour arriver jusqu’au château ?

Ce n’est par pour rien qu’au temps de la Révolution, Chappe avait installé là un relais pour son premier essai de télégraphe : on finit par atteindre le sommet de la colline mais ce n’est guère une partie de plaisir.

Kilomètre 31

Évidemment, après l’effort, le réconfort : c’est maintenant une longue glissade pour atteindre Villiers-le-Bel. Eugène ne peut pas s’empêcher de songer, à moitié détendu, que ça se paiera cet après-midi dans l’autre sens.

Ici on sent bien qu’on n’est plus tout à fait dans une configuration rurale même si la banlieue pavillonnaire ne se développera que dans les années trente : le bourg dispose déjà de sa petite ligne de tramway pour desservir la gare. Mais la nationale 16 ne fait que l’effleurer par le quartier de l’Espérance dont l’apparence est encore bien éloignée de celle de la grande ville.

Kilomètre 35

L’urbanisation a beau devenir plus dense et la verdure plus rare, ce même air de campagne flotte toujours un peu dans les rues de Sarcelles. On commence à y voir davantage de belles maisons bourgeoises mais, jusque dans le centre du bourg, les habitations restent malgré tout à une hauteur raisonnable.

Sarcelles, c’est encore le royaume des cultures maraîchères qui approvisionnent en petits pois et en choux-fleurs la capitale toute proche. Mais il n’est pas loin, le temps où les légumes vont devoir reculer devant les fabriques et les nouveaux quartiers.

Kilomètre 42

Quelques kilomètres plus loin, fini de musarder, voilà qu’on change vraiment d’ambiance. C’est à Saint-Denis que la grande ville commence à prendre ses aises, avec ses immeubles de plusieurs étages. Maintenant il faut être plus attentif pour louvoyer entre les fourgons de livraison, les rails du tramway parisien qui pousse jusqu’ici et les piétons qui débordent du trottoir quand Eugène passe le long du marché.

D’ailleurs, là où Sarcelles n’atteignait pas les 3 000 habitants, Saint-Denis en compte vingt fois plus dès ce début de XXe siècle, c’est dire le changement d’échelle entre les deux voisines ! Cette fois-ci, Eugène est bel et bien aspiré par la ville et ne reverra plus guère de campagne avant de prendre le chemin du retour.

Kilomètre 46

Après avoir longé la basilique Saint-Denis, il a encore quelques kilomètres à pédaler pour arriver à Saint-Ouen dont la tradition de cultures vivrières, pourtant si présente il y a quelques années seulement, semble déjà s’effacer dans le passé. Le long de la route qui rallie Paris, plus rien ne rompt désormais la continuité urbaine et il n’est plus question de rêvasser : Eugène doit se concentrer pour éviter les obstacles.

C’en est bien fini, de la route qui était tout à lui !

Kilomètre 50

Il entre dans Paris par la porte de Saint-Ouen et bien sûr, il veut s’arranger pour contourner Montmartre, il a son compte de grimpettes. Une fois qu’il a passé les fortif’, pas de doute, il est vraiment dans la capitale.

Il va avaler l’avenue de Saint-Ouen puis celle de Clichy, avant de prendre la rue d’Amsterdam dans laquelle il a bien du mal à se frayer un chemin.

Les autobus à étage, les fourgons, les piétons se sont tout bonnement approprié la chaussée. Il finit par rendre les armes et prendre son vélo à la main, c’est plus prudent.

Mais la vraie raison, au fond, c’est que ça lui permet de bader un peu devant les magasins. Son préféré ? La maison Chervet, qui vend de tout, un confrère en quelque sorte. Il sourit à cette pensée car vraiment, ce Grand bazar de l’Ouest et d’Amsterdam qui occupe plusieurs numéros de la rue sur plusieurs étages n’a rien à voir avec leur minuscule commerce de Creil !

Les cinquante kilomètres sont enfin parcourus, il n’est pas encore 10 heures du matin, alors il a bien mérité cet instant de distraction avant d’aller traiter les affaires qui l’appellent ici. D’ailleurs, la flânerie est de courte durée, sept-cents mètres à peine après avoir pris la rue d’Amsterdam, il bifurque déjà à gauche dans la rue de Londres pour arriver aussitôt devant le siège de La Prévoyance.

C’est le moment sérieux de la journée, celui où il faut réajuster son col et son chapeau. Ce ne sera pas pour trop longtemps, heureusement. Il pourra ensuite, bien tranquillement, se régaler du pique-nique préparé par Juliette en s’installant sur le trottoir d’un marchand de vins puisque le temps continue à être clément.

… et retour !

Ce qui montait ce matin descendra ce soir… et vice versa. Même si les mollets sont chauds, le retour parait toujours plus long que l’aller à cause de la fatigue accumulée. Mais Eugène le fait aussi avec plus de plaisir car il n’est plus tenu par le temps. Peut-être même, s’il a bien avancé, cèdera-t-il à la tentation d’un arrêt chez Dordonnat, à Villiers-le-Bel, histoire de couper un peu la route et de se rafraichir avant le dernier effort.

D’ailleurs plus les kilomètres défilent et plus Eugène est porté par le plaisir du devoir accompli et celui de rentrer à la maison. N’empêche, à la fin de la journée, il aura bouclé sa centaine de kilomètres, pas fainéant, l’ancêtre ! J’espère qu’il le faisait au moins autant pour le plaisir que pour l’économie ; et puis peut-être réservait-il sa petite reine aux belles journées, pour la sensation de liberté que lui procurait cette balade le nez au vent, loin du commerce, loin de la paperasse, loin des soucis du quotidien.

Vous imaginez-vous, aujourd’hui, faire à vélo le trajet de Creil jusqu’au cœur de Paris ?

Faut-il que les poètes manquent d’imagination pour n’avoir jamais dédié une chanson à feue la nationale 16 qui, de Sarcelles jusqu’à Dunkerque, conduit vers les rivages ♪♫♯♪ d’ la mer du Nord… Heureusement que mon ancêtre Eugène était là pour m’en rappeler les charmes !

De toutes les routes du pays d’France
Celle que j’préfère est celle qui m’conduit
A vélo et en tout’ confiance
Jusqu’au brouhaha de Paris

Nationale 16
Je dois la prendre sans perdre haleine
Pour travailler mais bien à l’aise
C’est la route de la petite reine

Route du boulot
Et du plaisir par ruisseaux et châteaux
Qui fait d’ Paris un p’tit faubourg de Creil
Et la banlieue d’la belle Sarcelles

Le ciel léger
Remplit mon cœur d’sa belle gaieté
Chasse la pluie et m’aide à pédaler
Quand je traverse la grande forêt
Tout décidé.

C’est très balèze
J’avale de la poussière ma p’tit’ Juliette
Mais l’air pur et doux me fait faire risette
Je suis heureux Nationale 16.

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