K comme… Kilbowie et la machine à coudre Singer

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La famille de ma maman vivait plutôt modestement dans un tout petit village marnais situé aux confins de l’Aisne, à vingt-cinq kilomètres de Reims. Elle fonctionnait beaucoup sur ses propres ressources, un grand potager, un poulailler et un clapier à lapins, un cochon mis au saloir… On était fort vigilant aux achats. J’entends encore ma mère lorsqu’elle évoquait cette période : Je n’ai compris que bien plus tard qu’on était pauvre. Mais on ne le savait pas, on était tout le monde pareil.

Une machine à coudre… l’évènement !

Autant dire que même si les machines à coudre domestiques étaient déjà répandues en ce début des années trente, c’est un achat qui ne se fit pas sans réflexion et constitua un évènement de taille dans la maisonnette.

machine à coudre Singer

Ma tante a longtemps utilisé, à la suite de sa mère, cette machine à coudre qui n’était même pas électrifiée et ne fonctionnait qu’à la force du pied. Elle ne l’a finalement remplacée qu’à regret, cherchant le confort d’une machine moderne qui saurait aussi surfiler et poser les fermetures Éclair. Mais elle soutient mordicus qu’elle n’a jamais retrouvé la qualité de la machine maternelle. Certes elle ne connaissait que le point droit mais elle le débitait inlassablement avec une régularité inégalée, qu’on lui donne à avaler le linon le plus délicat ou la toile de bâche la plus coriace.

Quand elle a changé, c’est à moi qu’est revenue la machine à coudre de mémère Titine. Je restais la seule de la génération suivante à m’intéresser aussi bien aux vieilleries qu’aux travaux d’aiguilles, dans les pas de ma couturière de mère. Aujourd’hui, elle trône toujours à la place d’honneur dans mon séjour.

C’est une Singer, évidemment. La firme américaine pénétrait largement les foyers français grâce à ses représentants qui évangélisaient inlassablement les villes et les campagnes. Monsieur Singer était connu comme le loup blanc ; il était bien aidé dans son démarchage par une politique de prix très étudiés et des facilités de paiements qui lui permettaient de faire miroiter le confort de la modernité même aux budgets serrés.

Identifier une machine à coudre Singer

L’histoire familiale fait coïncider l’arrivée de cette machine à coudre avec la naissance de la cadette en 1932. Mais son numéro de série permet aussi de localiser et de dater très précisément sa production. Si vous voulez faire la même chose avec votre machine à coudre ancienne, les ressources nécessaires sont disponibles en ligne sur le site de l’International Sewing Machine Collectors’ Society.

Pour identifier une machine Singer, rendez-vous sur cette page. On commence à s’orienter avec la lettre qui préfixe le numéro de série, dans mon cas, le Y, puis on cherche son numéro dans la liste correspondante.

Numéros de séries sur le site de l’ISMACS

La référence recueillie sur la face avant de ma Singer correspond à une machine de type 15K, produite dans un lot de 152 795 unités auxquelles le numéro de série a été attribué le 28 janvier 1929. En tenant compte des délais de fabrication, de transfert, de commercialisation et de livraison, cette date colle parfaitement au récit familial. Information supplémentaire : le K inclus dans le numéro du type signifie que cette machine a été fabriquée en Écosse, dans l’usine de Kilbowie.

Et finalement, pour bien comprendre la logique des numéros de série Singer, pour dater une machine plus ancienne du XIXe siècle ou au contraire plus récente, je ne saurais trop conseiller le site d’Alex Askaroff, le grand spécialiste de la machine à coudre ancienne. Pour une ressource en français, c’est bien sûr chez Odile Berget qu’il faut se rendre. Avec la complicité de Bob, elle ramène inlassablement à la vie des vieilles dames qu’elle sauve de leur fond de remise ;-))

De Kilbowie à Baslieux-lès-Fismes

Si le créateur de la marque est bien américain, les machines Singer sont pendant longtemps sorties très majoritairement d’une usine construite en Europe à partir de 1882 dans le village de Kilbowie, vite absorbé dans la ville nouvelle de Clydebank.

Cette implantation écossaise était alors à la pointe de la modernité et allait devenir le plus important site de la compagnie, à la démesure de son emblématique horloge visible à des kilomètres à la ronde : une tour haute de soixante mètres, quatre cadrans de huit mètres de diamètre qui rythmaient la vie de l’usine et au-delà, de toute la ville

La tentaculaire usine était sillonnée de rues et d’une multitude de voies ferrées pour transporter matière première et éléments manufacturés d’un département à l’autre, avant de faire partir les machines à coudre vers le vaste monde. Elle atteint son record de production en 1913, avec plus de 1,3 million de machines fabriquées par ses 14 000 travailleuses et travailleurs.

Mais la seconde guerre mondiale et les destructions du blitz, l’obsolescence de ses équipements, l’arrivée de la concurrence et d’un prêt-à-porter bon marché allaient être fatales à l’usine de Clydebank. La tour de l’horloge devait être détruite en 1963 et, après un long déclin et des années de luttes ouvrières, l’usine ferma définitivement ses portes en 1980.

Pour aller plus loin sur l’histoire du site, je vous conseille cet excellent documentaire de la BBC. Il explore l’attachement lucide des Bankies pour l’usine qui fut au centre de leur vie, en ne faisant pas l’impasse sur les rapports de force si prégnants dans le monde industriel.

Ma machine vient de là, elle est sortie de ces mains-là ; et pour arriver dans celles de ma grand-mère Ernestine, elle a parcouru les mille kilomètres qui séparent Kilbowie de Baslieux-lès-Fismes.

La Singer modèle 15 et le décor au Sphinx

Le modèle 15 a été une des Singer les plus populaires. Elle est d’une robustesse et d’une régularité jamais démenties depuis le lancement de sa fabrication en 1890. Elle a connu toutes les adaptations jusqu’à l’électrification, au tout début des années vingt, en même temps que le courant commençait à être disponible chez les particuliers.

Mais à Baslieux, il faudrait encore trois décennies et l’entrée dans les années cinquante pour voir arriver la fée électricité jusqu’à la maisonnette, là-bas au bord de son ruisseau Bazin…

Publicités Singer en 1913, 1928 et 1932 – Source : Gallica

Même dans sa version manuelle (surtout dans sa version manuelle ?), la 15K est bien loin d’être tombée aux oubliettes. Aujourd’hui encore, une association de Southampton révise de respectables vétéranes qui peuvent avoir atteint leur siècle puis les livre, remises à neuf, à des jeunes ghanéennes pour leur permettre d’accéder à l’autonomie en montant leur petite affaire de couture (voir le documentaire déjà signalé à 49’30). Dans le resplendissant sourire de ces jeunes femmes, je crois deviner celui d’Ernestine voyant arriver sa miraculeuse machine et imaginant déjà les merveilles qu’elle allait en tirer.

D’ailleurs le modèle 15 non électrifié est toujours fabriqué et commercialisé aujourd’hui, qui plus est avec son kitchissime décor au Sphinx… un peu revisité ! C’est encore la solidité à toute épreuve, la sobriété et l’autonomie de cette machine à coudre qui en font un équipement appréciable pour les personnes n’ayant pas forcément un accès facile à l’électricité, comme ici au Bangladesh.

L’intérêt d’identifier le modèle de sa machine à coudre est évidemment de pouvoir compléter son histoire. Mais sur un plan plus pratique, cela permet par exemple de se procurer son mode d’emploi s’il n’a pas été conservé avec elle, ou bien des accessoires qui manqueraient pour la compléter.

Pour les Singer, une fois ce modèle identifié, il est possible d’aller plus loin en précisant leur version. Pour la mienne, son volant à rayons, le crochet de son porte-canette positionné à la one o’clock et la vis à bouton plat sur l’avant pour régler la longueur du point permettent incontestablement de la ranger dans la catégorie des 15-30, une variation du modèle 15 qui a été produite de 1894 à 1953.

Les caractéristiques du modèle 15-30 sur le site The Needlebar

Quant au décor, il n’est pas lié au type de la machine : le sphinx a orné d’autres modèles de Singer et même, sous des dessins différents, des machines de marques concurrentes. À l’inverse, le modèle 15 a été enjolivé par d’autres motifs, géométriques ou floraux.

L’inspiration égyptienne n’avait jamais vraiment quitté les tendances de la décoration depuis les campagnes napoléoniennes. Elle ne pouvait que revenir en faveur avec la découverte du tombeau de Toutankhamon à la fin de 1922. Ce fut une belle occasion pour Singer de ressortir le sphinx de ses albums de décalcomanies.

Et voilà comment ce sommet d’exotisme finit par se retrouver, en 1932, au fin fond de la campagne marnaise.

Elle m’a suivie en Bourgogne et se trouve maintenant en bonne compagnie avec celle de ma maman et la mienne. Trois générations de machines à coudre pour trois générations de femmes, de mère en fille…

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