Eugène Lenoir, conseiller municipal à Creil

Eugène a tout juste cinquante ans et c’est un moment de sa vie où il peut se retourner avec satisfaction sur ce que Juliette et lui ont accompli.

Oh ! le couple n’est pas rendu à se faire servir le petit déjeuner au lit, ni même à se faire servir tout court; d’ailleurs ; mais il leur a déjà fallu tant d’efforts rien que pour se sortir les pieds du fumier ! À coup d’endettements auxquels ils ont toujours fait face, d’économies sur chaque sou dépensé ; à force de travail acharné aussi, mais ça, tous leurs ancêtres trimant à la terre connaissaient déjà, même si c’était sans autre espoir que celui de simplement survivre.

Inventaire du fonds de commerce vendu en 1894 – Archives départementales de l’Oise 2E 79/24

Comme beaucoup de nos ancêtres de la fin du XIXe siècle qui se trouvent à la charnière de la vie rurale et du monde citadin, c’est grâce au petit commerce qu’ils accèdent aux premières marches de l’escalier social. Ensemble, ils tiennent d’abord une de ces petites boutiques vendant de tout, épicerie, droguerie, mercerie. La leur faisait également marchand de vins, avec quelques tables pour servir la clientèle sur place.

En 1894, ils cèdent ce premier fonds de commerce pour passer à la mercerie qui sera désormais le domaine exclusif de Juliette, tandis qu’Eugène devient, à Creil, le représentant des assurances La Prévoyance.

C’est le moment, pour lui, de se donner un petit air de notable local en s’intéressant de près aux affaires de la ville. Il n’imaginait certainement pas les évènements mouvementés dont il allait être le témoin au Conseil municipal, dans le cadre dramatique de la première guerre mondiale.

Les élections municipales de 1908

Creil, une petite ville de l’Oise située à peine à cinquante kilomètres au nord de Paris, est sur le point d’atteindre les dix-mille habitants, après avoir vu sa population multipliée par dix au cours du siècle précédent. Elle illustre parfaitement l’essor industriel du XIXe siècle avec la création de sa faïencerie puis de ses usines de transformation du métal. Surtout, elle profite à fond de sa position de nœud ferroviaire stratégique entre la capitale et le Nord, même si ses habitants vont bientôt le payer cher au cours des deux prochaines guerres.

Il faudra encore trente-six ans pour que le suffrage universel devienne enfin la règle en France. Pour le moment, seule la moitié masculine de la population a le droit de choisir ses représentants.

Ce dimanche 3 mai, on vote ici comme toutes les communes de France. Quasiment mille-huit-cent Creillois se présentent à l’école maternelle de la rue de Verneuil pour déposer leur bulletin dans l’urne. Dès le premier tour, ils élisent neuf conseillers municipaux en leur donnant la majorité absolue de leurs suffrages.

Ce n’est pas le cas pour Eugène qui est mis en ballotage et ne sera élu définitivement que le dimanche suivant, avec quatorze autres de ses collègues. De justesse, d’ailleurs : avec 885 voix, soit un peu plus de la moitié des suffrages exprimés, il se trouve vingt-deuxième d’une équipe de vingt-trois membres. Et tout ça se passe sous l’œil attentif de son fiston : Maurice, mon arrière-grand-père, s’est porté volontaire pour participer au bureau de l’assemblée électorale qui contrôle la régularité du scrutin.

Procès verbal de l’assemblée électorale – Archives municipales de Creil 1K4 9

Mais même en se classant avant-dernier au tableau des conseillers, Eugène est dans la place !

Ce premier mandat n’est déjà pas un long fleuve tranquille : moins d’un an après l’élection, en janvier 1909, les deux adjoints au maire présentent leur démission au préfet et rentrent ainsi dans le rang des simples conseillers municipaux. L’un argue de raisons personnelles, l’autre ne donne aucune motivation à sa décision ; mais comme ils se sont concertés pour balancer leur lettre le même jour, on imagine forcément des dissensions au sein de l’équipe.

Le 17 février 1909, le Conseil municipal se réunit donc pour désigner deux nouveaux adjoints… et moins d’une semaine après, voilà que c’est le maire qui meurt ! Cette fois-ci, comme il manque un conseiller, le préfet doit à nouveau convoquer les électeurs aux urnes pour un scrutin partiel, à la suite duquel Auguste Darcaigne devient maire.

Convocation aux élections du 14 mars 1909 – Archives municipales de Creil 1K4 9

Mais Eugène n’est pas découragé par ces tribulations et une ambiance en Conseil qui n’est probablement pas toujours très sereine. Il remet ça pour un second mandat qui va se révéler bien plus mouvementé encore.

Les élections de 1912 et la fuite du maire

Il se présente donc à nouveau quatre ans plus tard et améliore son score puisque cette fois, le voici élu en douzième position dans une équipe municipale qui compte désormais vingt-sept membres.

Le Conseil est assez nettement partagé entre les radicaux, qui raflent quinze sièges, et les socialistes, qui en récupèrent onze. Entre les deux se balade un membre du parti républicain démocratique qui doit se sentir un peu seul mais se rallie visiblement aux socialistes.

C’est un changement dans la continuité puisque Darcaigne est à nouveau élu maire avec quinze voix, l’équipe adverse n’ayant présenté aucun candidat… mais ne se privant pas de glisser douze bulletins blancs dans l’urne.

Procès-verbal de l’installation du Conseil municipal en 1912… sous la plume d’Eugène
Archives départementales de l’Oise 3M Mp1071

Bien sûr ça ne manque pas de tanguer à nouveau dans la vie locale : moins d’un an après, Auguste Darcaigne démissionne de ses fonctions de maire et se retire même complètement des affaires de la ville à la suite de violents incidents au sein du comité politique dont il était le président. (Le Petit Journal du 1er août 1913)

Il faut donc à nouveau appeler les Creillois aux urnes pour pourvoir deux sièges vacants puisqu’un autre conseiller municipal a démissionné en même temps que lui. Dans la foulée, le Conseil désigne un nouveau maire : les radicaux toujours majoritaires choisissent évidemment un des leurs, Charles Picquot, qui avait été le mieux élu l’année précédente.

Mais il faut croire que la sympathie des électeurs ne fait pas tout et que son expérience professionnelle de comptable n’avait pas si bien préparé que ça le pauvre Picquot aux fonctions de maire. Cet aimable rosiériste amateur n’était pas taillé pour faire face aux terribles évènements qui n’allaient pas tarder à s’abattre sur le pays, et sur Creil en particulier.

Délibération du Conseil municipal du 9 août 1914 – Archives municipales de Creil

Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le 9, face à un Conseil municipal convoqué en urgence pour gérer les problèmes de ravitaillement et d’assistance à la population, le maire lance un appel chaleureux à l’esprit de fraternité et de solidarité qui unit si étroitement tous les Français en face du danger menaçant le monde civilisé et exprime l’assurance que l’union des cœurs restera toujours aussi étroite pour le plus grand bien des habitants de la cité.

Il était temps qu’il s’offre cette envolée lyrique. Les troupes allemandes traversent la Belgique à une vitesse fulgurante et sont bientôt aux portes de Creil… mais son maire a pris la poudre d’escampette ! Le 2 septembre, Charles Picquot a fui l’Hôtel de Ville pour se réfugier trois-cents kilomètres au sud, dans les contrées plus clémentes du Val de Loire.

Il faut lui accorder qu’il n’a fait que suivre l’immense majorité de ses administrés, pris de panique à l’idée de se retrouver piégés sous les bombardements ennemis. C’est une ville quasiment déserte que les allemands investissent dans la nuit du 2 au 3 septembre 1914.

Quelques jours plus tard, Picquot envoie au préfet une lettre assez geignarde pour démissionner de ses fonctions de maire et lui demander quoi faire de la cagnotte municipale qu’il a quand même eu la présence d’esprit d’emmener dans sa fuite. Il ne manque pas de se présenter dans le rôle du capitaine ayant quitté le bateau en dernier, donnant gentiment au passage les noms de tous ceux qu’il a vu déserter avant lui.

Démission de Charles Picquot – Archives départementales de l’Oise 3M Mp1071

Et Eugène, où était-il en ces jours terribles et angoissants ? Je sais que Juliette et lui sont restés à Creil pendant la guerre, envoyant la belle-mère, qui allait sur ses quatre-vingt-ans, se réfugier en Lozère avec leur belle-fille et les deux petits, mon grand-père Roland et ma marraine Mauricette.

Mais à ce moment précis, n’ont-ils pas été tentés eux aussi de se mettre un peu à l’écart ? Ou bien Juliette fut-elle aussi intraitable qu’à la guerre suivante, où elle préféra mourir dans sa maison plutôt que de la laisser à la seule occupation des Allemands ?

Mon seul point de repère dans ces semaines-là est la présence d’Eugène, deux mois plus tard, à la commission des chemins et du gaz qui se réunit le 16 novembre, pour parer aux travaux les plus urgents après les destructions.

Délibération du Conseil municipal du 27 novembre 1914 – Archives municipales de Creil

Un maire par défaut, des conseillers très sollicités

Car il faut bien continuer à gérer la ville, et ça retombe forcément sur ceux qui sont restés. Ernest George, le premier adjoint, accepte de prendre immédiatement la relève du maire défaillant dans ces circonstances bien pénibles où il va devoir composer avec l’ennemi.

Face aux Allemands résolus à piller les ressources déjà très amoindries de la ville, il tente de discuter les conditions des réquisitions mais se fait bien vite consigner à l’intérieur. Il subit à plusieurs reprises des violences pour avoir contourné cette interdiction de sortir afin de vaquer à ses nouvelles responsabilités : s’occuper d’un jeune fusillé laissé sans sépulture, faire enfouir une carcasse de cheval abandonnée en pleine rue ou donner du tambour pour prévenir les habitants d’avoir à respecter le couvre-feu.

Les jours qui suivent sont rudes, deux-cents otages sont pris aussi bien parmi les notables que les ouvriers pour creuser des tranchées à proximité de la ville, la mairie est saccagée, les maisons sont pillées, l’incendie ruine des dizaines d’immeubles, cinq Creillois sont passés par les armes…

Pourtant George assumera ses fonctions dans un entre-deux qui n’a rien de vraiment défini ; car évidemment, l’heure n’est pas à provoquer des élections partielles. Le premier Conseil municipal convoqué après la fuite de Picquot se réunit le 27 novembre 1914.

Il le préside comme premier adjoint remplissant les fonctions de maire. Il y a de quoi faire car il faut voter le budget de l’année à venir, gérer les travaux urgents, expédier aussi les affaires courantes, pourvoir au remplacement des absents. On doit trouver des solutions pour tout, comme le grand pont sur l’Oise, dynamité par les troupes françaises dans leur retraite pour protéger leurs arrières et dont la destruction coupe la ville en deux.

Délibération du Conseil municipal du 27 novembre 1914 – Archives municipales de Creil

Mais le Conseil est contraint de fonctionner en effectifs de plus en plus réduits, entre ceux qui ont fui la ville et ceux qui sont rattrapés par la mobilisation, au fur et à mesure que des classes d’âge jusque là épargnées sont appelées au combat. Certaines fois, il doit tout bonnement être reconvoqué car les conseillers présents sont en nombre insuffisant pour pouvoir délibérer.

Et s’il ne s’agissait que de réunir le Conseil ! Mais au-delà, il faut surtout faire tourner la Ville. Au début de l’année 1916, George, qui a bien du mal à déléguer, doit tout de même appeler ses conseillers à la rescousse. Eugène se voit ainsi confier les responsabilités jusque là assumées par le second adjoint, Carluis, qui vient d’être mobilisé. Il récupère la charge des eaux et du gaz, des écoles, de l’octroi (ce qui n’est pas sans sel, mais cette anecdote-là sera pour un autre récit), des travaux communaux, des secours de guerre et des allocations militaires.

Arrêté du 16 mars 1916 – Archives départementales de l’Oise 3M Mp1071

Et la tâche est immense tant les besoins sont criants et les modes de fonctionnement dégradés. Cette guerre qu’on devait gagner si rapidement, qui pouvait penser qu’elle durerait si longtemps ? J’imagine qu’Eugène n’a pas dû chômer pendant toutes ces années.

Mais comme il faut croire qu’on s’habitue à tout, les bisbilles reprennent dans l’équipe municipale, exacerbées par le comportement désastreux de George dans la crise du pain. Face aux boulangères, bien ennuyées de devoir imposer le rationnement à leur clientèle, le ton monte tant et si bien qu’il finit par les menacer à mots couverts de faire donner la mitrailleuse si elles ne se calment pas ! Enfin il se montre si maladroit que même ses amis politiques le lâchent et se rallient à une motion de défiance contre lui. Oui, même Eugène qui jusqu’ici paraissait si décidé à se montrer conciliant en toutes circonstances.

Lettre de Charles Picquot au Préfet du 8 mai 1918 – Archives départementales de l’Oise 3M Mp1071

Et comme si ça ne suffisait pas, Picquot a refait surface à Creil ce qui pourrit encore un peu plus l’ambiance dans l’équipe municipale, résolue à ne pas lui pardonner sa défection du début de la guerre. Il s’en plaint assez au Préfet, d’ailleurs. Mais il n’est pas certain qu’il puisse attendre beaucoup de soutien de la part des autorités, qui n’oublient pas dans quel embarras les a plongées sa fuite de 1914.

Un triste épilogue

Enfin la paix est de retour, de nouvelles élections viennent rebattre les cartes et assainir l’ambiance. Dorénavant, Eugène s’en tiendra à ses affaires personnelles. S’il donne encore un peu de son temps à la chose publique, c’est dans des fonctions plus calmes comme le secrétariat de la Caisse des Écoles ou la comptabilité de la commission de réception au ravitaillement.

Mais il y en a un qui après quatre années à faire front envers et contre tout, comptait fermement se retrouver enfin maire pour de bon, et c’est bien sûr Ernest George. Malheureusement, il allait tomber de haut : ses concitoyens étaient passés bien vite sur sa bravoure modeste et sans éclat de 1914 mais n’avaient pas oublié son grossier comportement face aux boulangères en 1918. Et les malheureuses 577 voix qu’ils lui accordèrent chichement ne lui permirent même pas de se hisser au sein du Conseil municipal. En réalité, en 1919 Creil passa tout entière au camp socialiste qu’elle n’a plus quitté depuis.

Le Journal du 23 août 1924 – Gallica

C’en fut trop pour Ernest George qui remâcha sa déception et sombra dans une dépression aggravée par la disparition de sa femme. Le 17 août 1924, après avoir laissé des lettres pour ses deux enfants, son notaire et les autorités judiciaires, il met fin à ses jours dans la cour de sa maison, rue du Plessis-Pommeraye, en se tirant un coup de fusil dans la tempe droite.

Aujourd’hui, il a complètement disparu de l’histoire creilloise officielle. Celui qui pourtant, pendant plus de quatre ans de tourmente, en remplit les fonctions ne figure même pas sur la liste des maires de la ville. Et comble de l’injustice, c’est Charles Picquot, fuyard et officiellement démissionnaire le 8 septembre 1914, qui est cité comme premier magistrat de la commune entre 1913 et 1918.

Sans doute Eugène se trouvait-il dans le cortège funèbre qui accompagna Ernest George au cimetière deux jours après sa mort. À quoi pouvait-il bien songer en suivant son cercueil ?


Billet publié dans le cadre du Généathème d’avril, où Généatech  nous invite à évoquer les élections dans nos généalogies.

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