Ce fut un de mes premiers mystères de généalogiste en herbe : je remontais sans encombre la branche de mon patronyme quand je dégottai le baptême, en 1788, de mon ancêtre Le Noire à la septième génération. L’acte était surchargé d’une intrigante mention marginale.
Suivant jugement du Tribunal Civil de
Beauvais en date du 28 juillet mil neuf cent,
l’acte ci-contre est rectifié en ce sens que
le nom patronymique y sera écrit
désormais Le Noir de Tourteauville
en quatre mots sans e à la fin de Noir.
Dont mention faite le dix août mil neuf cent
par nous, greffier du Tribunal Civil de Beauvais.
J’avais beau être toute novice, je pressentis que cet acte était inhabituel à plus d’un titre. Et déjà, un père reconnaissant dès la naissance un enfant illégitime, j’ai compris par la suite que ce n’était pas si courant. L’histoire est d’ailleurs assez croustillante pour mériter d’être contée… ce sera pour une autre fois.
Mais surtout, que signifiait l’intrusion anachronique de cette particule dans notre lignée de laboureurs et de bourreliers bon teint ?
Mon sang de gueuse républicaine ne fit qu’un tour. Mais Beauvais et les archives propres à éclaircir cette affaire se trouvant à des centaines de kilomètres de moi, j’allais devoir patienter. En attendant, je voulais essayer de comprendre : de qui venait l’initiative ?
Sur la piste du cousin rectificateur de nom
Il s’était donc trouvé, en 1900, quelqu’un pour remonter plus d’un siècle en arrière et s’arranger pour affubler son ancêtre -notre ancêtre commun- d’une particule ainsi que d’un nom à rallonge. Pour fragile qu’elle soit, la chaîne familiale n’est pas tout à fait rompue avec le Louis François Le Noire de 1788 puisque son petit-fils fut le grand-père chéri de ma grand-tante, bientôt centenaire et toujours partante pour évoquer ses souvenirs d’enfance. Et pourtant elle n’a jamais rien entendu dire de ces de Tourteauville.
La piste n’était cependant pas bien difficile à tracer. Notre Louis François Le Noire, rebaptisé à son insu quarante ans après sa mort, a quatre fils : de son premier mariage avec Marguerite Fournier lui viennent François Éléonore en 1815 et Louis François Ferdinand en 1816. Puis après son remariage avec Marguerite Adélaïde Leclerc, naissent Augustin en 1821 et deux ans après mon ancêtre, Policarpe Venant.
Sur ces quatre-là, seul l’état civil d’Augustin est rectifié de la même manière que celui de son père avec son nom transformé, toujours à titre posthume, en Le Noir de Tourteauville ; c’était donc de ce côté qu’il me fallait chercher. Il a lui-même trois enfants, Augustin en 1854, puis Faustin et Sylvanie.
Encore une fois, seuls les actes d’état civil de l’aîné, Augustin Lenoir second du nom, sont systématiquement rectifiés en Le Noir de Tourteauville à sa naissance et à son mariage. Quand il meurt, il est directement identifié par son nouveau patronyme dans le corps de l’acte, étant visiblement parvenu à ses fins entretemps. Je tenais donc mon coupable.
Augustin Lenoir, devenu Le Noir de Tourteauville
Le parcours de cet Augustin Lenoir est assez atypique. Fils aîné d’un ouvrier agricole isarien, il fait sa vie professionnelle dans la magistrature alors que sa sœur Sylvanie et son frère Faustin restent à la terre, la première mariée à un jardinier et le second comme maraîcher.
En 1879, Augustin a vingt-quatre ans et vient tout juste d’être libéré du quinzième régiment d’artillerie lorsqu’il épouse à Douai Léonie Jaspard, fille d’un marchand faïencier. L’année suivante, Léonie accouche d’un petit garçon sans vie, à la suite de quoi le couple restera sans enfant. Elle meurt quatorze ans plus tard.
Côté professionnel, Augustin débute comme secrétaire au parquet de Douai puis devient juge de paix en 1890, d’abord à Montreuil et, au fur et à mesure que sa carrière évolue, à Saint-Omer, à Auxerre, à Reims, à Villejuif pour être finalement nommé à Paris en 1910. « Magistrat distingué doublé d’un jurisconsulte éminent », comme dit de lui le Dictionnaire national des contemporains, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine de la doctrine juridique.
En 1899, son père vient juste de mourir. Qu’est-ce qui lui traverse l’esprit pour qu’à l’approche de la cinquantaine, alors qu’il est veuf et qu’il n’a pas d’enfant pour lui succéder, il se lance dans la démarche solitaire de faire modifier son nom afin de passer du très ordinaire Lenoir au ronflant Le Noir de Tourteauville ?
Toujours est-il qu’il obtient en 1900 le jugement qu’il espérait et qui, à partir de lui, remonte sur cinq générations en rectifiant toute la chaîne de l’état civil, après être parvenu à accrocher notre branche patronymique à un Le Noir, écuyer et sieur de Tourteauville au XVIIe siècle.
En remontant les générations
A partir de Louis François, il restait encore trois générations à gravir avant de parvenir à se hisser jusqu’à ce fameux escuyer que beaucoup de généalogistes traquent dans les actes, espérant se raccrocher ainsi à la petite noblesse. En remontant vers le passé à partir de notre ancêtre commun, notre branche Lenoir reste toujours dans l’Oise, dans un périmètre restreint d’une trentaine de kilomètres aux confins de la Normandie et de la Somme. Avant Louis François, qui est bourrelier, on trouve trois générations qui travaillent à la terre, principalement des laboureurs dont un connaîtra momentanément la bonne fortune d’être fermier.
Le dernier Le Noir dont la place est sure dans notre lignée est encore un François, qui vit dans l’Oise et meurt à Hétomesnil en 1763. Et c’est lui que le cousin Augustin a fait admettre comme fils de François Le Noir, écuyer (enfin !) et sieur de Tourteauville. Mais comment ?
Le dispositif du jugement
Le jugement qu’Augustin a obtenu est partiellement retranscrit dans les registres de la ville de Douai où il s’est marié. Mais son dispositif à lui seul ne m’en apprend guère plus que les mentions marginales déjà découvertes. Tout ce que j’ai besoin de savoir réside en vérité dans cet elliptique « attendu…« , contenant la motivation de la décision.
En tout cas, à ce stade de mon enquête, je ne pense pas avoir été outrancièrement soupçonneuse en trouvant bien avantageuse la position d’Augustin comme juge de paix pour obtenir de ses pairs un jugement en sa faveur. Au minimum, la situation demandait à être examinée de près.
Mais pour aller plus loin, la solution était de me rendre en salle de lecture à Beauvais, aux Archives départementales, pour consulter le jugement complet avec ses attendus et connaître enfin l’argumentaire présenté aux juges par le cousin ; ce qui allait me permettre de faire d’autres découvertes…
En attendant, il était temps de m’intéresser de plus près à ces fameux le Noir de Tourteauville, et ce sera pour demain.
Série de billets écrits dans le cadre du Mois Geneatech, thème de la 3ème semaine de février :
« Une découverte que vous n’auriez pas pu faire sans vous rendre aux archives »
Épisode {2} La famille le Noir de Tourteauville
Épisode {3} Le jugement
Épisode {4} La dispense de mariage
Épisode {5} Épilogue
19 commentaires sur “Une particule si désirable {1}”
J’aime vraiment vos articles. Ils sont très bien écrits et très intéressants. Merci
Passionnant !! je n’ai que quelques renseignements épars pour la généalogie de ma famille, mais suivre tes aventures généalogiques est passionnant…
Je ne pense pas que ma famille ait jamais pu se targuer de quelque titre de noblesse que ce soit, mais, qui sait ? hi hi…
Belle journée, bises
Et bien comme tu vas commencer à en avoir la confirmation avec l’épisode d’aujourd’hui… moi non plus ! Et puis tu sais, après cette expérience, je pense de plus en plus qu’un certain nombre des prétentions généalogiques dans ce domaine ne résisteraient peut-être pas à un examen un peu sérieux 😉
Quelle histoire ! Vivement la suite
Un épisode par jour jusqu’à vendredi, Michèle, le second a été publié aujourd’hui, il est là :
https://passerellegenealogie.wordpress.com/2021/02/16/une-particule-si-desirable-2/
Gagnée depuis peu par la passion de la généalogie,je découvre du côté de ma branche paternelle des prénoms originaux :un Egide né vers 1690,son fils pareillement nommé il y aussi un Godefroid ;du côté des femmes :une Pétronille.
Après c’est plus compliqué:des quantités de Jean,Jacques,Joseph,François, et ce à toutes les générations jusqu’à aujourd’hui ,ce qui ne facilite pas la tâche…
Les plus savoureux ce sont ceux de la période révolutionnaire mais pour le moment je n’ai pas trop eu de surprises rigolotes dans cette catégorie-là. Oui, je te rejoins pour les prénoms tellement communs qu’ils nous font perdre la boule, d’ailleurs il n’y a qu’à voir mes François dans le cas présent. Quand en prime du a un nom désespérément ordinaire…
Comme quoi, ma chère Sylvaine, on pourrait passer plusieurs vies entières le nez dans les archives tant elles nous réservent des sacrées anecdotes, assez pour en faire des romans….ahhh cette fameuse particule, cette fameuse noblesse qui nous appâte. Parfois, on est « chanceux » et, surpris de voir que certains de nos ancêtres bretons savent écrire leurs noms, on s’interroge et on fouille et on s’aperçoit qu’ils nous tracent le chemin dans une Bretagne qui regorge de laboureurs qui effectivement s’accrochent à une toute petite noblesse locale….tel est mon cas qui me mène à Escuyer Guillart né en 1641, mais de particule, point. J’attends avec impatience la suite des aventures de ce Monsieur Le Noir de Tourteauville…. :))
Je t’avoue que pour ma part, je me suis autant (plus ?) amusée à bouter les nobles hors de mon arbre qu’à en trouver. A quoi ça sert qu’on ait fait la Révolution ? Mais je ne suis pas à l’abri d’en retrouver ailleurs… Pour le moment, rien à l’horizon !
Bonjour Sylvaine
Tu vas de surprises en découvertes en remontant dans les générations. Le prénom de Polycarpe m’était complètement inconnu jusqu’à ce jour. C’est toujours aussi fascinant de remonter le temps. Bonne continuation. À bientôt pour la suite. Bon Lundi. Gros bisous.
Écoute, j’ai des ancêtres tout ce qu’il y a d’ordinaire et ils n’en finissent pas de me réserver des histoires marrantes !
Trop amusant cette vanité rétroactive : mais peut-être a-t-il eu des preuves de sa noblesse? Suspens! Et puis j’aurais aimé avoir un ancêtre appelé Polycarpe, ce n’est pas courant! Amitiés
Gros suspens ah ah ah ! Le saint éponyme, c’est Polycarpe de Smyrne, je ne m’explique pas pourquoi le père s’écrit avec un i et le fils avec un y.