J’ai donc retrouvé le mariage de François, notre ancêtre laboureur, avec Anne Tribout à Crèvecœur-le-Grand, dont Augustin dit n’avoir pas disposé. Sur cet acte du 12 février 1697, le curé donne le futur époux pour originaire du Lignier, un toponyme qui n’existe plus aujourd’hui. Parmi trois Lignières candidates dans les environs, je retiens Lignières-Châtelain, qui se trouve à une grosse trentaine de kilomètres au nord de Crèvecœur-le-Grand, et à la même distance d’Amiens.
En effet, le dictionnaire topographique de la Somme atteste bien de Lignier comme ancienne forme du nom de cette commune sur la fin du XVIIe siècle. Et puis surtout, cinquante ans plus tard, le petit-fils de François, amènera à son contrat de mariage un lopin de terre qu’il possède toujours à Linier Chatellin, confirmant ainsi une origine familiale dans ce village.

Cependant cette piste ne me conduit pas très loin : j’ai beau le reprendre dans tous les sens, le registre en ligne qui m’intéresse sur cette commune est obstinément lacunaire pour la seconde moitié du XVIIe siècle, justement la période qui correspond à la naissance de François. C’est pourtant un acte qui aurait coupé court à toute spéculation.
Décidément, le doute n’a pas cessé de s’incruster dans les moindres recoins de cette affaire tordue ! Mais le mariage de François Le Noir et d’Anne Tribout allait tout de même m’offrir le début de quelque chose.
D’où sortent ces Dizambourg ?
Car dans le registre original de la paroisse, le curé a noté les témoins, qu’il ne s’est pas fatigué à recopier ensuite dans le double destiné au greffe.

Le douzième jour de febvrier 1697 a esté contracté mariage
en face de Ste eglize entre François Lenoir de la paroisse
de Lignier d’une part & Anne Tribout de ce lieu d’autre part
après les publications de bans faites tant en l’eglize dudit
Lignier que celle dudit Crèvecoeur, scavoir le premier le
jour de la circoncision, le jour des roys & le jour de
l’octave, ledit Le Noir assisté de Jean Dizambourg &
François Dizambourg ses oncles et ladite Tribout assistée
de François Tribout son père et François Hurel son oncle
tesmoins & autres signé dessous
Point de filiation mais François Lenoir se présente devant l’autel en compagnie de ses oncles, Jean et François Dizambourg. Il est certain qu’il ne s’agit pas des frères de son père qui sont des Lenoir, alors… ceux de sa mère, qui serait par conséquent une Dizambourg ? Cependant je suis toujours sur la réserve, en me disant qu’il peut aussi s’agir d’oncles par alliance, encore que dans ce cas il serait assez étrange qu’ils soient deux du même nom.
La dispense de mariage
Compte tenu de l’éloignement, j’avais planifié une semaine entière en salle de lecture à Beauvais. Tant qu’à faire de m’enfermer pour mes congés… Autant dire que ma liste de courses était bien fournie. Elle comprenait notamment la dispense de consanguinité sollicitée par Anne à l’occasion de son mariage avec François, repérée dans le très détaillé inventaire que les archives départementales avaient déjà mis en ligne à l’époque.
Et elle allait enfin me permettre de lever les derniers doutes.

Supplie humblement Anne Tribou
fille de François Tribout demeurant au hameau de la
Houssoie paroisse de Crèvecoeur diocèse de Beauvais
Disant que de son bon gré et du consentement de ses
parens elle a fait promesses de mariage à François
Le Noir garçon demeurant en la paroisse de Lignieres diocèse
d’Amiens, nonobstant l’empeschement du quatriesme
degré de consanguinité qui est entr’eux, qui n’a esté
reconnu certain que quelques temps après lesdites promesses
Anne est donc bien embêtée : après avoir résolu de se marier avec François, voilà qu’ils s’aperçoivent qu’ils sont cousins ! D’assez loin certes, puisque c’est au quatrième degré mais cousins tout de même et en tout cas, assez pour que les autorités catholiques considèrent ce lien comme un empêchement au mariage.
En effet, Anne et François ont un arrière-grand-père en commun, ce qui constitue à l’époque le plus mineur des empêchements de consanguinité et n’en est plus un aujourd’hui. Un degré de plus, ils étaient quittes et moi, je perdais une précieuse source d’information. Mais l’Église a un système parfaitement rodé et minutieusement tarifé pour régler ce genre de cas ; en réalité ces empêchements n’en sont que pour ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter leur dispense.

Tout ce système des dispenses est d’ailleurs assez savoureux et méritera d’être regardé d’un peu plus près, de même que la supplique d’Anne dont la rédaction ne doit rien au hasard : elle a été précisément étudiée pour répondre aux codes de l’exercice qui font même l’objet de manuels détaillant les formules à utiliser… les tutos de l’époque, en quelque sorte.
Mais pour cette fois, je me contenterai de récupérer les éléments qui vont me permettre de résoudre enfin mon problème de noblesse.
Tout d’abord, j’ai confirmation de l’origine de François car à plusieurs reprises, il est dit originaire « de la paroisse de Lignières dans le diocèse d’Amiens« . Très probablement Lignières-Châtelain, donc, mais en tout cas ni Amiens, ni Sorrus, ni Doullens, ni aucun des lieux où j’ai repéré les le Noir de Tourteauville jusqu’à présent.
Ce qui se confirme également, c’est son âge, parfaitement cohérent avec l’évaluation du curé à sa mort puisqu’ici, en 1696, il est âgé de « vingt ans ou environ » ce qui place toujours sa naissance vers 1675-1676. Voilà qui abonde dans le sens d’une incompatibilité avec le François Paul qui signait avec tant d’assurance en 1681.
Mais l’immense intérêt de cette dispense de consanguinité, c’est précisément que la fiancée expose le lien de famille avec son futur ; et ça, c’est du nanan pour la généalogiste !

Même sommairement, ce sont trois générations qui sont remontées d’un coup, qui plus est avec des indications de première main puisque fournies directement par les principaux intéressés. Et une information cruciale pour moi qui, enfin, clôt le débat : la mère de François s’appelle Jeanne d’Isambour !
Jeanne d’Isambour ? Jean et François, témoins de leur neveu à son mariage, sont donc bien les frères de sa mère. Rien à voir en tout cas avec aucune des deux épouses de François le Noir de Tourteauville, Marie du Croquet et Françoise Tondu.
Après tant d’indices concordants mais dont aucun ne constituait à lui seul une preuve indiscutable, tant d’arguments incertains accumulés contre la thèse d’Augustin sans toutefois parvenir à la contredire de façon péremptoire, cette fameuse dispense de mariage confirme sans appel mon intuition de départ : le bel exposé développé par le cousin Augustin pour convaincre les juges ne tient pas. Notre ancêtre François Le Noir ne peut pas être le fils légitime de François le Noir de Tourteauville.
J’ai failli avoir des ancêtres nobles, et en plus dans ma branche patronymique. Comment j’aurais pu me la péter… Au bout du compte, cette histoire a été l’occasion d’une enquête passionnante dont je refermerai le dossier demain, dans un dernier épisode en forme d’épilogue.
Série de billets écrits dans le cadre du Mois Geneatech, thème de la 3ème semaine : « Une découverte que vous n’auriez pas pu faire sans vous rendre aux archives »
Épisode {1} Le cousin Augustin
Épisode {2} La famille le Noir de Tourteauville
Épisode {3} Le jugement
Épisode {5} Épilogue
18 commentaires sur “Une particule si désirable {4 }”
Encore passionnant ce billet ! Et en plus, tu as magistralement vu la faille du dossier d’Augustin !
Une vraie enquêtrice !
Merci pour le partage ! On apprend plein de choses en te lisant !
Bonne soirée !
L’enquête c’est ça qui me passionne dans la généalogie 😉
Passionnant ! en fait sans un déplacement aux archives départementales , on ne progresse pas dans les recherches . les registres étant souvent lacunaires ou parfois illisibles . L’acte de mariage est particulièrenment bien écrit .
Alors le billet de demain est pour toi, Michèle, tu vas avoir une surprise 😉
Je savais qu’il fallait une dispense de l’évêché pour les mariages entre cousins,j’ignorais jusqu’à quel degré de cousinage ,et alors le tarif…c’est le pompon !
On en apprend à vous lire Sylvaine.
Je sais par ma grand-mère que ses parents étaient cousins,j’essaye de savoir à quel degré,j’en suis au début dans mes recherches,je balbutie …
J’ai la chance de posséder le livret de mariage de mes grands-parents (1920),dans la rubrique des « conditions principales de l’électorat »je découvre les conditions d’attribution de deux voix supplémentaires….
Voilà Augustin remis définitivement à sa place sur sa branche…
Là c’est l’Ancien Régime, donc la règle de l’église obligatoirement. Depuis on suit le code civil : les mariages entre cousins ne font l’objet d’aucun empêchement, c’est oncle/nièce, tante/neveu que ça commence à devenir chaud. Pour l’Église aujourd’hui je crois que cousins germains c’est toujours un empêchement, mais c’est un truc que je dois revérifier.
Bonjour Sylvaine
Cela valait le coup de creuser cette histoire de branche noble, et cela t’a permis de scier la branche de façon magistrale. Augustin n’avait surement pas prévu ce revirement de situation. Bon, tu n’as pas de branche noble, mais ce n’est pas grave. Le principal c’est que tu as pu retrouver la bonne branche, pour continuer tes recherches. Bonne continuation. Bon Jeudi et à demain. Gros bisous.
C’est vrai, je me suis autant amusée à faire de l’élagage qu’à faire pousser de nouvelles branches. Le plaisir c’est celui de l’enquête, en fait, dans un sens comme dans l’autre.
LOL….ton pauvre Augustin doit se retourner dans sa tombe et crier « Trahison!! »
J’espère que maintenant, ça le fait marrer, comme moi 🙂
Merci pour le partage de cet article passionnant où tu sabordes avec maestria l’argumentaire fallacieux de l’avocat… ton intuition ne t’avais pas trompée…
J’ignorais l’existence des « tarifs des dispenses matrimoniales »… ça me fait penser au « rachat » des péchés, les indulgences… monnayer une dispense, cela ne semble pas très chrétien, comme philosophie…
Belle journée, bises
Je ferai un truc spécialement là-dessus je pense, c’est vraiment marrant.