Après avoir rongé mon frein en compagnie d’Augustin, puis de la noblesse amiénoise, j’allais enfin découvrir avec le jugement complet récupéré en salle de lecture à Beauvais comment les le Noir de Tourteauville s’étaient immiscés dans l’état civil de nos ancêtres.
La liasse du jugement rendu le 28 juillet 1900 par le tribunal de première instance de Beauvais comprend tout d’abord cinq pages d’exposé présenté par maître Braconnier, l’avoué d’Augustin. Au centre de cet exposé, un tableau généalogique de deux pages représente le cœur de son argumentaire ; à la suite, il énumère les conclusions qu’il demande aux juges d’adopter.
Viennent ensuite quatre pages qui constituent le jugement lui-même avec les motifs reprenant quasiment à l’identique l’exposé d’Augustin et concluant qu’il y a donc lieu de reconnaître que le véritable nom patronymique du demandeur est bien celui qu’il réclame et que par suite sa requête doit être accueillie.
Pour terminer, les juges rendent leur décision en énumérant précisément les actes d’état civil qui doivent être annotés par mention marginale, pour rectifier le nom de Lenoir en le Noir de Tourteauville. Cette liste est limitée à la stricte demande d’Augustin qui n’a aucunement évoqué ses sœur et frère, ni aucun des collatéraux. Par conséquent, les juges bornent clairement leur intervention aux actes concernant le demandeur et ses ascendants mâles.
Et c’est tout. Il est assez savoureux de confronter la réalité de ce jugement aux dizaines de petits le Noir de Tourteauville qui ont indûment éclos dans la planète Geneanet. Jusqu’à mon arrière-grand-père qui n’a rien demandé, n’a rien obtenu et qui, pour ce que je sais de lui, aurait bien rigolé de toutes ces vaines prétentions.
Dans la fabrique du faux… ce qui est vrai
L’argumentaire soutenu par Augustin a ceci de remarquable qu’il reprend les ressorts classiques de la désinformation : il noie les juges sous une avalanche de détails avérés et soutenus par des preuves incontestables ; et ni vu ni connu, il glisse au milieu de tout ça son énormité, en se disant que ça va passer crème avec le reste. Voilà une technique qu’on commence à savoir repérer aujourd’hui, à la grande époque des fake de tous bords.
Dans un premier temps, il avance donc moult preuves pour soutenir :
- qu’il descend bien de François Le Noir, laboureur à Crèvecœur-le-Grand. Il remonte ainsi six générations, certes avec quelques manques sur certains actes qu’il n’a pu retrouver mais ça se tient ;
- que François le Noir résidant à Amiens est bien escuyer, sieur de Tourteauville ainsi qu’il est présenté dans nombre d’actes et qu’à partir de lui, on peut même s’avancer à la génération précédente, celle de ses parents.
J’embarque bien volontiers avec Augustin sur ces deux points, d’autant plus qu’avec les extraordinaires facilités dont nous disposons au XXIe siècle pour explorer les archives, j’ai finalement trouvé les actes qu’il signalait manquants dans sa démonstration de 1899… et bien d’autres encore. Sa filiation -notre filiation- avec le laboureur François Le Noir est donc établie sans équivoque. De plus, grâce à la maintenue de noblesse dont il semble ne pas avoir eu connaissance (ou s’est-il abstenu d’en faire étalage parce qu’elle n’allait pas dans son sens ?), le titre et la qualité de l’escuier François le Noir de Tourteauville sont eux aussi bien documentés.
Mais finalement, la question essentielle reste celle-ci : comment relier les points 1 et 2 de sa démonstration, c’est-à-dire comment faire du François Le Noir, laboureur dans l’Oise et notre ancêtre, le fils du François le Noir de Tourteauville, escuier à Amiens ?
Tout simplement comme Augustin : avec un abracadabra et un peu de poudre de perlimpinpin.
Dans la fabrique du faux… ce qui est faux
Augustin ne démontre jamais la filiation mais la glisse au milieu de son argumentaire avec un extraordinaire aplomb, comme si ce qui constitue le point essentiel et épineux de son affaire était un fait avéré ne souffrant pas d’être remis en cause.
Il l’affirme tout d’abord péremptoirement dans son introduction, ce qui est une bonne stratégie. Le problème c’est qu’il n’y revient pas dans la suite et considère cette filiation comme un axiome, noyé dans une litanie de faits accessoires qu’il fait semblant de considérer comme le principal de sa requête.
Je me suis donc concentrée sur le fil fragile auquel se raccrochait mon filou : comment une homonymie imparfaite, qui plus est sur un patronyme fort répandu dans la région, avait-elle pu faire germer dans son esprit l’idée de substituer à son nom de naissance un patronyme bien plus coquet ?
J’ai déroulé ce fil à partir d’une première mention dérangeante : le fait qu’il prénomme notre ancêtre commun François Paul, comme si cela allait de soi, alors qu’aucun acte ne fait état de ce double prénom.
Augustin ne dispose à l’époque que de l’acte de sépulture de François Le Noir en 1763 à Hétomesnil et de l’acte du second mariage de son fils Louis avec Catherine Gentien en 1733 à Offignies. Et surprise… notre laboureur n’est bien désigné dans ces deux actes que par l’unique prénom de François, ce qu’il fait mine d’ignorer.
Il se trouve que des actes, j’en ai collecté bien d’autres. Car j’ai retrouvé le mariage avec Anne Tribou en 1697, mais aussi le baptême de neuf enfants du couple dans le premier quart du XVIIIe siècle, ainsi que l’acte de sépulture d’Anne en 1739. Le croirez-vous ? Pas une seule fois, dans aucun de ces actes, on n’attribue à notre laboureur d’autre prénom que celui de François.
Mais la glissade vers François Paul ne devait rien au hasard. Car en analysant le jugement en détail, je compris que le seul point d’accroche envisageable, aussi ténu qu’il paraisse, Augustin s’en était prestement emparé. En épluchant les naissances survenues après le mariage de François le Noir de Tourteauville avec Françoise Tondu, il avait en effet découvert le baptême de leur fils Jean Baptiste en 1681.
La transcription de ce baptême est ici. On y apprend que le parrain est le frère du nouveau-né, et qu’il est prénommé François Paul ! Voilà donc pourquoi le roublard ajoutait, l’air de rien, un second prénom à notre ancêtre.
Ce qui m’amuse vraiment dans sa démarche, c’est qu’il planque innocemment le baptême de Jean Baptiste au milieu de tout une liste d’actes, sans insister sur celui-là en particulier ; qu’il rebaptise innocemment François le laboureur en lui ajoutant un second prénom ; que par conséquent il présente innocemment notre ancêtre comme étant le frère de Jean Baptiste ; ce qui fait de lui, très innocemment, le fils de François le Noir de Tourteauville, tout ça sur l’unique base d’une homonymie approximative.
Devant tant d’innocence, avancée avec un tel aplomb, que dire si ce n’est : chapeau l’artiste ?
Et je ne peux m’empêcher d’ajouter, avec un peu d’ironie, qu’Augustin avait tout de même pour lui l’avantage d’être juge de paix, plaidant sa cause devant des collègues.
La complaisance des juges
Car hormis la validation de cette généalogie plus qu’hasardeuse, je suis surprise que des juges rompus à ce genre de demande soient passés par dessus les règles de transmission des titres, dans la noblesse des XVIIe et XVIIIe siècles. Mon expérience est toute fraîche dans ce domaine mais je crois avoir compris que pour hériter du fief et du titre paternels, il faut naître en premier (et ça va de soi, éviter d’être une fille). Comme le reste de la société à cette époque, le noble répugne à effriter son patrimoine ; les cadets héritent donc, s’il y a de quoi, des miettes laissées par l’aîné.
C’est d’ailleurs ce qui s’était passé, à la génération précédente, pour l’héritage de Jean le Noir de Dignopré, vicomte de Montreuil. L’ainé avait récupéré le fief de Dignopré et la vicomté de Montreuil ainsi donc que les titres du père, le second était devenu le Noir sieur des Hailles, et il était finalement échu à François, comme troisième fils, le fief de Tourteauville et le titre attaché.
Or le fils aîné de François est Charles, né de son premier mariage avec Marie du Croquet, comme le confirme la maintenue de noblesse.
C’est donc lui qui est destiné à recueillir le fief et le titre de Tourteauville. C’est d’ailleurs bien ce qu’il va faire : lors de son mariage avec Justine Rouxel, puis au baptême de leur premier garçon, il est à chaque fois Charles le Noir, escuier, sieur de Tourteauville.
Donc pour les suivants, Tourteauville, c’est mort. Ou bien ils ont la chance que leur père soit sieur de Tourteauville et autres lieux, auquel cas ils grappilleront parmi ces autres lieux un petit fief pour rallonger leur patronyme, ou bien ils se brossent et ils restent le Noir tout court en conservant cependant le qualificatif d’écuyer qui, en dehors de tout titre attaché à la possession d’un fief, signe toujours leur appartenance à la noblesse. Encore faut-il qu’ils ne dérogent pas, par exemple en exerçant une profession trop vile pour être compatible avec leur état ; car quand on n’hérite pas, il faut bien trouver un moyen de vivre.
Mais les parents le Noir avait apparemment de quoi ne pas laisser leurs cadets complètement dans le dénuement, comme on le voit au décès de François, en 1709, où le curé le qualifie bien de sieur de Tourteauville et autres lieux ; ce qui permettra par exemple à Louis, le troisième fils, de devenir le Noir, sieur de Magnicourt. Ainsi se présente-t-il au mariage de sa sœur Marguerite en 1712.
Dans ces conditions, à supposer même établie la fusion entre François et François Paul, comment lui attribuer la terre et le titre de Tourteauville, déjà préemptés par l’aîné ?
À la rescousse du cousin
La démonstration d’Augustin est donc particulièrement déficiente. Cependant je veux bien encore faire mienne la maxime qui dit que l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence. Je me suis donc mise en quête d’arguments pour étayer sa position, en mettant à profit nos moyens modernes de recherche.
Et puis après tout, je fais ma mijaurée… mais moi aussi j’aurais bien aimé avoir une branche noble dans mon arbre ! Las, chaque nouvelle piste était une nouvelle douche pour cet espoir.
J’ai donc cherché tous les moyens de faire coïncider François Paul, fils de François le Noir de Tourteauville et parrain de Jean Baptiste en 1681, avec notre François Le Noir, marié en 1697 à Crèvecœur-le-Grand et mort en 1763 à Hétomesnil
La chronologie
À sa mort, en 1763, le curé attribue à notre François, l’âge de « 88 ans ou environ », ce qui placerait sa naissance vers 1675.
Né en 1675, il aurait alors eu environ six ans en 1681, au baptême de Jean Baptiste. Mais le parrain a signé à ce baptême, d’une signature assurée qu’on aurait vraiment bien du mal à attribuer à un petit garçon ; elle me semble plutôt être celle d’un homme déjà adulte.
Je sais qu’on a tôt fait d’exciper du environ et de l’illettrisme de nos ancêtres pour avancer qu’ils ne connaissaient pas réellement leur date de naissance et qu’il ne faut donc pas trop se fier aux âges mentionnés dans les registres paroissiaux. C’est parfois bien commode, cependant François savait écrire comme ses deux fils d’ailleurs, Adrien et Charles, qui signent l’acte de sépulture de leur père. On peut donc supposer qu’ils avaient les informations de leur naissance et connaissaient leur âge.
Du reste le fait que le chiffre ne soit pas grossièrement arrondi à 90, par exemple, mais reste assez précis à 88, me donne à penser que le curé utilise plutôt le environ pour se donner une petite marge d’un an et ne pas se fatiguer à calculer un âge précis en prenant en compte la date d’anniversaire de son mort.
Je suis finalement encline à penser qu’il n’est pas tombé loin. Quoi qu’il en soit, si l’on considère que la signature de François Paul en 1681 peut difficilement être celle d’un homme de moins de vingt ans, il n’en reste pas moins incontestable que notre François à nous est mort en 1763.
Pour être le parrain qui a signé au baptême de Jean Baptiste en 1681, il aurait donc été plus que centenaire à sa mort. Oui… c’est possible… mais tout de même peu probable. En tout cas, ça aurait été un fait assez remarquable pour que ni sa parentèle ni le curé ne l’ignore.
Les signatures
Et puisque j’en suis à interroger la signature de François Paul, c’est le moment de la rapprocher de celle de notre François récupérée à la mort d’Anne, en 1739. Certes cinquante-huit ans séparent les deux documents ce qui atténue les possibilités de comparaison, mais c’est encore un point de rapprochement qui s’envole car il est vraiment difficile de trouver des caractéristiques communes aux deux paraphes.
La maintenue de noblesse
En 1699, Bignon énumère très précisément les personnes concernées par la maintenue de noblesse de la maison le Noir. Il va jusqu’à citer les enfants qui en sont exclus après avoir été déshérités, comme Antoine, le frère de François, écarté de la succession de leur père pour s’être marié clandestinement et sans son consentement à une femme diffamée.
La liste est tellement complète qu’elle mentionne même les filles, auxquelles se transmet également la qualité de noble. Comment expliquer, alors, que François Paul n’y figure pas ?
Il n’y figure pas davantage que les deux Magdeleine, Louis René, Firmin, Jean Baptiste, Eustache ou Honoré. Il n’y figure pas car probablement, comme eux, il n’est plus en vie en 1699, ce qui donne à penser qu’il est mort entre 1681, l’année où il est devenu parrain de son petit frère, et le moment où Bignon a mis son nez dans les titres de son père.
Idéalement, il faudrait bien sûr trouver le décès de François Paul pour clore définitivement cette porte. Si j’ai un jour des recherches à approfondir du côté des Archives de la Somme, je ne manquerai pas d’y chercher la succession de François, dans l’idée de confirmer les héritiers qu’il laissait à sa mort. Un jour, peut-être…
Quoi qu’il en soit, la formulation de la maintenue n’en reste pas moins très troublante et éloigne encore un peu l’espoir de pouvoir prouver un lien entre notre François et le François Paul de 1681.
Dire qu’il suffirait de connaître l’origine de notre François pour renvoyer définitivement Augustin à sa manipulation ! Mais son acte de baptême demeure encore introuvable.
En revanche, j’ai récupéré son mariage dont Augustin n’aurait pas disposé. Il offre une piste très prometteuse ; et le déplacement en salle de lecture pour prendre connaissance du jugement m’a permis d’accéder également à une dispense de mariage qui devrait mettre un terme aux spéculations.
Mais la noce, ça sera pour demain.
Série de billets écrits dans le cadre du Mois Geneatech, thème de la 3ème semaine de février :
« Une découverte que vous n’auriez pas pu faire sans vous rendre aux archives »
Épisode {1} Le cousin Augustin
Épisode {2} La famille le Noir de Tourteauville
Épisode {4} La dispense de mariage
Épisode {5} Épilogue
23 commentaires sur “Une particule si désirable {3}”
C’est mieux qu’un roman…
Et pourtant c’est la vraie vie… Tu vois où nous emmène la généalogie 🙂
Bravo Sylvaine pour cette enquête et ce billet très bien écrit et très intéressant !
Merci Delphine 🙂
Une vraie détective, persévérante et minutieuse, bravo !! c’est un grand plaisir de te lire et suivre ton raisonnement et tes découvertes…
Belle journée, bises
L’enquête… tout le plaisir de la généalogie est là, pour moi 😉 J’avoue que je ne suis pas trop sensible à cette histoire de chercher ses racines, c’est pour ça que je me régale autant sur la généalogie des petites brodeuses que pour la mienne.
Moi, qui croyais me défendre plutôt bien dans les enquêtes généalogiques — non sans une certaine fierté, je suis la seule et la première à avoir démêlé un écheveau de remariage en 1714 sur Geneanet — j’avoue que tu me bats haut la main sur ce coup-là….alors je te tire ma casquette de Sherlock Holmes bien bas, ma chère Sylvaine! xx
Tu sais sur ce coup-là je pense que la perspective de la noblesse file vite un petit coup de soleil qui aveugle pas mal de monde 🙂 Moi j’étais plutôt dans l’optique inverse, ça aide…
Bonsoir Sylvaine
J’ai lu bien attentivement la suite de ton récit. Peut être l’a t-il fait, pour voir comment réagiraient les juges en présentant cette demande de reconnaissance de noblesse . Il a su les entortiller et il a obtenu gain de cause. Il s’est tellement pris au jeu, qu’il n’a pas pu faire machine arrière, de peur de ne plus être crédible en tant que Juge de Paix. Cela prouve, qu’il était intelligeant, malgré ses origines. nous ne sauront peut être jamais ce qui lui est passé par la tête. Donc affaire à suivre !!! Bonne soirée et à demain pour la suite. Gros bisous.
En réalité ce n’est pas une demande de reconnaissance de noblesse, ce qui n’aurait plus eu lieu d’être en 1900, c’est juste une demande de changement de nom. Mais bien entendu en espérant entretenir la confusion 😉 Car beaucoup de gens ignorent que la particule n’est pas un signe de noblesse, de même qu’il y a des nobles sans particule.
Génial ! Enquête et contre-enquête, que de rebondissements !
Ce n’est jamais facile quand ça part dans tous les sens, mais si ça se suit à peu près, tant mieux, alors !
Ce cousin ‘ manipulateur ‘ a bien réussi à élever sa situation sociale .Compte tenu de sa fonction de juge de paix, les juges lui ont sans doute accordé leur confiance ……
C’est probablement une des raisons qui peuvent faire que son besoin de reconnaissance est sans limite : il a dû avoir bien du mal à se faire admettre dans ce milieu de la magistrature, lui le fils d’ouvrier agricole. Je lui pardonne tout 🙂
tu vas jusqu’au bout pour notre plaisir aussi de te lire et d’imaginer Augustin entrain de motiver sa demande. Sacré Augustin !!!
bises
violine
Ça reste un point d’interrogation pour moi. Après tout, peut-être s’est-il fait vendre une généalogie et un argumentaire « clefs en main » ? Peut-être n’est-ce pas lui qui a monté le truc ? Il a peut-être juste un peu fermé les yeux en se laissant bercer par la douce musique de la particule…
Quelle persévérance !
C’est passionnant.
A travers votre récit ,on perçoit le caractère et les ambitions d’Augustin votre aïeul, ce qui le rend très « vivant ».
Effectivement, je me suis prise d’affection pour ce lointain cousin que je n’aurais certainement jamais découvert sans ce petit travers qu’il avait de vouloir à tout prix un nom plus reluisant que le sien 😉 Ce sont les jolies surprises de la généalogie.