À la maison, nous nous éclairions Claude parce que la lumière, c’est clair, c’est Claude. À la vérité, c’est surtout parce que notre grand-tante Huguette travaillait dans cette société où elle a fait toute sa carrière.
Mais qui se rappelle aujourd’hui les boîtes bleues de cette entreprise disparue ? Elle se tailla pourtant la part du lion sur le marché de l’ampoule et du néon pendant la majeure partie du XXe siècle.
Une scolarité chamboulée
Le 3 septembre 1939, quand la France déclare la guerre à l’Allemagne, mon arrière-grand-mère Georgette et ses deux filles sont encore en vacances à Breuil-le-Vert, chez la tante Estelle. Mauricette travaille déjà à son compte comme modiste ; quant à Huguette, à quinze ans elle poursuit sa scolarité et s’apprête à entrer en quatrième.
Maurice les fait revenir en catastrophe à Paris où lui-même est rentré depuis longtemps, tenu par son travail au Crédit du Nord. Cependant Georgette garde un tel souvenir éprouvant des bombardements de la guerre précédente à Creil que les trois femmes repartent illico se mettre au vert plus au sud, à Sablé-sur-Sarthe.
C’est le début de la drôle de guerre. Si quelques escarmouches sont signalées ici ou là, vu de l’arrière on a l’impression qu’il ne se passe pas grand-chose sur la ligne de front. Alors la province et son calme, ça va un moment mais en février 1940, nos Parisiennes regagnent la capitale avec l’espoir d’y retrouver un semblant de vie normale.

Mais soudain les Allemands envahissent le nord de l’Europe, les Allemands entrent en France, en un éclair les Allemands sont à Paris ! Et voilà que contre toute attente, cette fois-ci rien ne peut plus décider Georgette à bouger. Elle laisse la France se lancer sur les routes de l’exode et décide de s’accrocher à son Paris… pendant que Maurice doit suivre le Crédit du Nord qui, dès le mois de mai, évacue en zone libre, à Châtel-Guyon.
« On a tout fait à l’envers des autres… »
Dans cet environnement pour le moins instable, Huguette suit tant bien que mal sa quatrième entre Sablé et Paris, puis poursuit sur la troisième à l’école de la rue Durouchoux. « Ça faisait des scolarités un peu chamboulées mais il ne faut pas croire, la vie ne s’est pas arrêtée. »
Elle s’entête et en 1941, elle décroche son certificat de fin d’études complémentaires en juillet puis son brevet de capacité pour l’enseignement primaire en octobre.
Dans la foulée, elle est admise à l’école d’enseignement technique féminin de l’avenue d’Orléans pour y apprendre le dessin industriel. Elle reste dans un environnement connu, l’établissement se trouve à peine à une vingtaine de minutes à pied de la rue Francis de Pressensé et elle n’a même pas à quitter son cher XIVe.
Elle y passe deux ans à se former au métier de calqueuse. C’est une spécialité qui a disparu avec l’évolution de la profession vers le numérique mais si l’on se réfère aux conventions collectives de l’époque, la dessinatrice-calqueuse est celle qui calque proprement à l’encre ou au crayon, traits, lettres, chiffres bien dessinés. Sait copier un dessin. Ne fait pas d’erreur de copie.
Au printemps 1943, elle quitte l’école avec son certificat de calqueuse en poche. Elle aura vingt ans à la fin de l’année, c’est le moment de se lancer dans le monde du travail.
Commencer à travailler sous l’Occupation
Elle trouve rapidement à se placer chez Claude, une société spécialisée dans les ampoules et les néons de toutes sortes. Au tout début du siècle, Georges Claude a en effet mis au point un procédé industriel de liquéfaction de l’air sur lequel il a capitalisé pour se développer, notamment dans le secteur de l’enseigne lumineuse.
Elle arrive à Boulogne-Billancourt pour son premier jour de travail le 23 octobre 1943. Elle ne le sait pas encore mais elle ne quittera l’entreprise que le jour de sa retraite, plus de quatre décennies plus tard.
C’est un gros changement dans sa vie quotidienne. Il lui faut prendre le métro jusqu’à Pont-de-Sèvres avec deux correspondances et marcher encore un bon kilomètre le long de grands hangars industriels, souvent dans le froid et la nuit noire.
Et encore… c’est compter sans les interruptions de service de la Compagnie du Chemin de Fer Métropolitain avec les alertes, la transformation des stations en abris anti-aériens, la fermeture inopinée de certaines d’entre elles, les incidents divers et variés liés à l’état de guerre. Ces jours-là, il vaut mieux avoir de bonnes chaussures et ne pas craindre de trotter pendant plus d’une heure et demie pour ne pas manquer l’heure de l’embauche.
Mais travailler chez Claude, c’est un avantage non négligeable en ces temps de restrictions où se procurer de quoi manger est un souci permanent. Huguette est une J3, une expression qui est vite passée dans le langage courant pour désigner la jeunesse sous l’Occupation. C’est en réalité la catégorie administrative des adolescentes et des adolescents de treize à vingt-et-un ans qui détermine leurs droits aux rations alimentaires, un peu rallongées pour tenir compte de la période de croissance.
Et voilà qu’en plus de son salaire, Huguette a droit à un repas par jour qui lui est servi sur place, à onze heures du matin. Il arrive même qu’elle bénéficie de distributions supplémentaires. Ces jours-là, quand elle revient avec du miel ou une saucisse, c’est la fête à la maison !
Trois médailles pour une vie professionnelle
Puis la paix revient, petit à petit la vie se normalise, la routine s’installe. Les années s’enchaînent et sont jalonnées par les traditionnelles médailles du travail. J’ai pu sauver toutes celles d’Huguette avec les diplômes et les archives qui retracent sa vie professionnelle. Un petit trésor qui justifiait bien qu’elles soient aujourd’hui mises à l’honneur dans ce challenge consacré aux objets familiaux.
Sa première médaille lui est décernée par le Syndicat Général de la Construction Électrique, pour vingt années passées dans la même entreprise.
Elle précède de peu la première médaille du travail, l’échelon argent qui couronne vingt-cinq années de vie professionnelle.
Finalement, vient le moment où Huguette en est à sa trente-huitième année chez Claude. Imagine-t-on aujourd’hui une telle linéarité dans une vie professionnelle ? Le seul changement notable dans ses habitudes de travail intervient quand l’entreprise se regroupe sur son siège social, dans les années soixante-dix : désormais les trajets quotidiens doivent se faire pour Puteaux au lieu de Boulogne.

Elle reçoit sa médaille d’or au cours d’une cérémonie de circonstance, qui met aussi à l’honneur ses collègues de promotion et dont il reste même une photo-souvenir.

Cette ultime médaille coïncide avec le terme mis à sa carrière, à la fin de l’année 1984. L’âge de la retraite vient d’être abaissé à soixante ans et elle les a déjà dépassés. Après un licenciement à l’amiable qui lui permet de partir avec un petit pécule, elle peut enfin arrêter de faire sonner son réveil à 6h20, tous les matins de la semaine, comme elle l’a fait depuis plus de quarante ans.
22 commentaires sur “H comme… Huguette et ses médailles”
Bonjour Sylvaine
Tu nous as retracé le parcours de ta Tante Huguette , avec beaucoup de détails forts intéressants . Il me semble me souvenir des ampoules Claude dans leur boite bleu . Je ne connaissais pas le métier de calqueuse , quelle a exercé dans la même entreprise jusqu’à sa retraite. C’est un peu comme ceux qui travaillaient chez Michelin et y restaient jusqu’à la retraite. Aujourd’hui, c’est bien différent. Même si je travaille chez un de mes patrons depuis 1984. Je vais prendre ma retraite l’année prochaine, car j’aurai 67 ans. Merci de ce billet. Gros bisous.
Tu me bas, Ghislaine 😉 Je m’arrête dans quelques mois mais à 65 ans seulement (je n’ai pas commencé très tôt non plus !)
Un parcours professionnel exceptionnel de nos jours, il me fait penser à celui de ma tante, dont la longévité dans son entreprise n’a été interrompue que parce qu’elle ne pouvait pas suivre le départ de l’entreprise pour la province…
J’ai également conservé son diplôme de médaille d’argent…
Merci pour le partage, bon dimanche, bises
C’était assez classique à l’époque, la fidélité à une entreprise et surtout, il faut bien le dire… la fidélité de l’entreprise à ses salariés. Dans un autre genre, mon père aussi n’a connu qu’une seule boîte. Mais désormais, les salariés sont hautement remplaçables et par ricochet, j’ai l’impression que les générations d’aujourd’hui ne sont plus non plus dans le même attachement, elles envisagent très bien de changer d’employeur et même de métier au cours de leur vie professionnelle.
Illumination ! Je suis allée revoir l’origine de propriété du terrain de notre immeuble (à Lyon). Il s’y trouvaient des ateliers où l’on fabriquait les ampoules Claude. J’aime bien tirer des liens et penser à ceux qui ont travaillé là…
Oh ! Quel crossover inattendu, Marie 🙂 J’adore !
Woaw super que tu aies les médailles et certificats et le parcours professionnel de ta tante!! Moi, je n’ai réussi qu’à faire 28 ans dans la même boîte mais j’ai de nombreux ex-collègues qui ont fait 40 et + de « bons et loyaux » services. Mais effectivement, ils sont tous de l’âge de la retraite….je doute que les petits jeunes qui débutent dans cette compagnie aérienne fasse la même longueur…
Moi aussi, j’avais une règle à calcul mais hélas j’ai laissé partir beaucoup de choses dans le déménagement de la maison de mes parents que ma soeur a fait car elle était sur place. En plein divorce, je n’ai pas eu la tête bien vissée sur les épaules pour réfléchir à l’impact que cela aurait sur moi plus tard et aujourd’hui je regrette amèrement de ne pas avoir gardé tous ces objets qui me reviennent en mémoire…
Par contre, j’ai hérité de la règle à calcul de mon arrière GP paternel qui avait fait l’école des Arts et Métiers de Lille…c’est par lui que mon GP a fait connaissance de sa future femme…
Pour ce que j’en vois autour de moi, je ne suis pas sure qu’une telle permanence soit une véritable aspiration pour les nouvelles générations, et j’avoue que je les comprends un peu.
Tu sais, j’ai aussi le regret d’objets aujourd’hui disparus (j’en parlerai par exemple le jour du M) mais je me dis que pour les sentimentales que nous sommes, c’est une manière de s’alléger… même à notre corps défendant ! Finalement, profitons à fond de ce qui nous reste, et pour le reste, accommodons-nous de nos souvenirs 😉
Beau parcours en qualité et fidélité!
Je pense que ma tante était une personne à l’aise dans ses habitudes, nous avons toutes des personnalités différentes. Pour ma part, j’ai exercé pas mal de métiers différents et c’est ce qui me convenait (mais il il est vrai qu’avec la sécurité de la fonction publique, c’est plus facile)
Ohhh Sylvaine ! Pas une règle coulissante!! Une règle à calcul! La fidèle règle des étudiant.e.s scientifique dans cette époque lointaine où on n’avait que ça et les tables logarithmiques pour faire des calculs … ça ne nous rajeunit pas, ma pov’dame!
Merci Odile ! Une règle à calcul, donc. Mais tu sais, elle coulisse… aussi 😉 Moi qui n’ai connu que la calculatrice, je me disais que c’était peut-être un truc qui s’apparentait au kutsch, mais non !
Je n’en jurerais pas mais il me semble bien que mon père en avait une également, je la revois dans le tiroir de son bureau.
Domi et moi avons toujours la nôtre ! Vieux souvenirs auxquels on tient même si ça ne sert plus à rien….
J’ai vu, c’est génial !
une belle vie malgré sans doute cette guerre, les bons et mauvais moments d’une vie entière… elle ne s’est pas mariée semble-t-il ?
J’ai travaillé 37 ans dans la même entreprise (retraite en 2020). Cela existe encore !!! mais jamais voulu de médailles du travail. J’ai passé mon bac, travaillée 42.5 ans dans un métier qui ne me plaisait pas mais il fallait bien gagner son pain quotidien comme disait mon grand-père (lol). J’espère qu’Huguette a profité de sa retraite bien méritée
violine
Non, les deux sœurs sont restées célibataires et ont continué à vivre ensemble après la mort de leur mère. 42 ans dans un métier qui ne plait pas… c’est de l’abnégation !
Vous faites bien d’honorer une vie de labeur….dans sa première partie durant la guerre……
puis toutes ces années dans le même établissement …….un « rêve » maintenant !
Bon mercredi.
Mon père aussi a eu un parcours entier dans la même entreprise mais je crois que c’était les dernières générations. D’ailleurs nous-mêmes ne le souhaitons peut-être plus tant que ça ? Le regard sur le monde du travail est en mutation…
Comme souvent, un parcours individuel magnifiquement resitué dans la grande Histoire…
Tes divers hommages à tes grands-tantes sont un beau remerciement pour les steaks d’une demi-livre et les cafés Héritage… ;>
C’est vrai, c’est de ce côté-là que j’ai le plus d’anecdotes mais demain nous passons du côté de ma Maman 😉
Très intéressant, ce métier de calqueuse, que j’ignorais…Je ne connaissais pas non plus les ampoules Claude. Qu’est devenu cet établissement? Et cette photo de 1984 qui paraît remonter bien plus loin dans le temps – pourtant j’avais 20 ans, c’était hier!!! Charmant challenge, merci du partage
Oui, c’était hier, c’est ce que je me dis à chaque étape de ce challenge :-))) La société Claude s’est retrouvée intégrée à la société Air Liquide.