En cet été 1849, la famille Lombard se prépare à abandonner la Franche-Comté et les limites connues de son univers familier pour basculer de l’autre côté de la terre.
Nous avons vu hier que cette branche de ma famille est celle du père de ma grand-mère paternelle. Elle est protestante, dans un pays où c’est une tradition bien ancrée puisque le luthéranisme a longtemps été religion d’État dans la principauté de Montbéliard, jusqu’à son annexion à la France au moment de la Révolution.
Elle vit sur un territoire restreint autour de Beaucourt, qui est le fief de la dynastie Japy. Tout commence à la fin du XVIIIe siècle avec une petite fabrique d’horlogerie ; puis l’entreprise se développe et se diversifie vers la serrurerie, la visserie et, plus tardivement, vers les pompes, les moteurs, les machines agricoles ainsi que les articles ménagers en fer battu, étamé et émaillé.
Et même les machines à écrire ! Ce sera une autre histoire, bien plus tardive, mais elle finit aussi de l’autre côté de l’Atlantique.
Mais foin de l’anachronisme, et retour à mon histoire qui se situe un siècle en arrière.
Après la fondation de la fabrique principale à Beaucourt en 1777, les Japy implantent au fil du temps des usines dans plusieurs villages des alentours. Au plus fort de son succès, vers 1870, leur entreprise sera l’une des plus importantes de France avec près de 5 500 ouvriers.
Pendant tout le XIXe siècle, mes gens travaillent pour Japy comme horlogères et horlogers, comme ouvrières et ouvriers sur métaux. Et l’entreprise est présente dans leur vie bien au-delà du salaire qu’elle leur assure. Car Frédéric Japy, le fondateur, réforme profondément les habitudes de production en remplaçant les artisans travaillant à domicile par des ouvriers réunis au sein de la fabrique ; mais il est aussi un des pionniers du paternalisme industriel qui s’impose comme un nouveau modèle social du capitalisme.
À son époque, qui se situe à la charnière des XVIII e et XIX e siècles, les ouvriers sont logés, nourris, blanchis à la fabrique qui constitue une sorte de familistère. Il préside aux repas de ses ouvriers dans la cantine aménagée à la Pendulerie pendant que les femmes mangent à la table de son épouse. Après le repas du soir, il leur sert des lectures édifiantes qui se transforment, le dimanche soir, en passages de la bible.
Lorsque ses trois fils reprennent les affaires, ils substituent à cette vie communautaire une véritable stratégie sociale. Ils prennent à leur charge l’équipement de l’école et le salaire de son régent, organisent un service médical avec une pharmacie et un médecin installé à demeure. Un peu plus tard, un axe essentiel de leur gestion paternaliste de l’entreprise sera le développement d’une politique du logement ambitieuse pour leurs ouvriers.
Cette vision globale de l’entreprise s’accompagne d’une volonté de contrôle de la ville : pendant plus d’un siècle, la population beaucourtoise passe devant un maire Japy à sa naissance, à son mariage et à sa mort. L’objectif de cette mainmise sur la vie municipale est évidemment que le développement local, qu’elle finance largement, serve les intérêts de l’entreprise.
Voilà l’environnement que vont quitter mes émigrants. Ce départ pour l’Amérique est un véritable projet collectif qui regroupe trois générations, de la fillette de deux ans à son grand-père de soixante-quatre ans. Mais tout le monde ne se joint pas au convoi et la seule qui reste a une importance capitale dans ma généalogie puisqu’elle est mon ancêtre, Catherine Lombard.
Avant de suivre la petite troupe dans son aventure, faisons un point sur les voyageurs qui partent, sur celui qui est parti depuis longtemps, sur celle qui ne partira pas.
Jean Baptiste, le patriarche
Jean Baptiste est mon ancêtre à la septième génération ; au moment du départ il a soixante-quatre ans. On peut penser que sa vie est derrière lui mais il s’offre une dernière aventure en suivant ses enfants. Ou peut-être a-t-il été l’initiateur de ce projet, après tout… Car il est bien difficile de savoir comment prennent corps les rêves de nos ancêtres.
J’évoquerai son parcours plus en détail quand nous en serons au J comme Jean Baptiste… mais je peux déjà vous dire qu’il a eu deux épouses, Charlotte Perret puis Catherine Sircoulomb, et qu’il se retrouve tout récemment veuf de la seconde. Elles lui ont donné huit enfants, dont quatre parviennent à l’âge adulte.
Catherine, celle qui reste
L’aînée du premier lit est mon ancêtre, Catherine. En 1849, elle a trente-huit ans et elle a épousé Joseph Krumm quinze ans auparavant. Ils ont quatre enfants de sept à quinze ans qui, au fur et à mesure qu’ils grandiront, travailleront comme leurs parents dans l’horlogerie, à Beaucourt.
Joseph vient de perdre son père au début de l’année et sa mère était morte depuis longtemps déjà. Catherine non plus n’est pas retenue par des parents dont il faudrait se soucier, puisque Jean Baptiste part pour l’Amérique. Cependant, soit qu’il est bien implanté dans son environnement, soit qu’il n’a pas l’esprit aventurier, le couple n’adhère pas au projet familial et reste avec ses enfants à Beaucourt, où se trouve la principale fabrique Japy.
Beaucourt, où ils se sont mariés, où sont nés leurs quatre enfants, où ils mourront tous les deux. Le regret les a-t-il parfois effleurés lorsqu’ils recevaient les lettres d’Amérique ?
Georges Frédéric Ier, le précurseur
Georges Frédéric est né deux ans après Catherine, en 1809. Lui non plus ne montera pas sur le bateau avec le reste de la famille Lombard… mais pour une bonne raison : ça fait déjà une vingtaine d’années qu’il est parti tenter sa chance au Nouveau Monde ! Mystérieux Georges Frédéric, premier du nom, dont je n’avais aucune trace après sa naissance et que j’ai longtemps cru mort en bas âge.
Il aura également droit à son coup de projecteur dans quelques jours. Nous retrouverons bientôt Georges l’aventurier de l’autre côté de l’Atlantique, avec femme et enfants. Il nous entraînera de la Pennsylvanie à la Louisiane et finalement jusqu’au Mexique.
Georges Frédéric IInd, et Annette, et Émilie, et Émile, et Louisa
Ce Georges Frédéric-là naît sept ans après son grand frère et hérite des mêmes prénoms que lui. À vingt-deux ans, il épouse Anne Bouteiller, de trois ans sa cadette, comme lui ouvrière sur métaux. La petite Émilie voit le jour cinq mois après la noce, puis Émile en 1843, puis Louisa en 1847.
Juste après le mariage, le couple part comme Jean Baptiste s’installer à Seloncourt, le village voisin distant d’à peine sept kilomètres. Frédéric Japy vient d’y racheter, au hameau de Berne, une fabrique qu’il a aussitôt reconvertie dans l’horlogerie.
C’est toujours à Berne qu’on les trouve, à l’été 1849, au moment de se mettre en mouvement vers l’Amérique avec leur trois enfants qui ont désormais deux, cinq et dix ans.
Émélie
Émélie est la seule enfant survivante du couple formé par Jean Baptiste Lombard et sa seconde épouse, Catherine Sircoulomb ; elle arrive deux ans après le décès d’un petit frère qui n’a vécu que vingt-deux mois. Elle sera aussi leur dernière née puisque sa maman a déjà quarante-et-un ans lorsqu’elle vient au monde.
Quand arrive le temps de partir, elle a vingt-quatre ans et est toujours célibataire. Elle ne le sait pas encore, mais elle ne le restera que très peu de temps après avoir posé le pied sur les quais de la Nouvelle-Orléans.
Voilà donc notre groupe de voyageurs au grand complet : Jean Baptiste, sa fille cadette Émélie et son fils Georges Frédéric avec sa femme, Anne, et leurs trois enfants. Ce sont en tout sept membres de la famille Lombard qui s’apprêtent à laisser derrière eux leur Franche-Comté natale pour s’en aller voguer sur le vaste océan.
Vers l’article suivant C comme Courage
Pour aller plus loin :
Étienne MUSTON. Histoire d’un village. Imprimerie Barbier frères à Montbéliard, 1882.
Sur les traces de l’empire Japy. Musée des techniques et cultures comtoises, 2001
29 commentaires sur “B comme Branches qui partent”
C’est extraordinaire, vraiment je suis admirative de toute cette recherche et j’aime votre écriture. Bravo, je me régale. Mes grands parents qui sont arrivés de Pologne en 1922 n.ont pas eu autant de difficultés. Je sais beaucoup de choses mais comment faire pour remonter…
Merci, je suis contente que ça vous plaise. Chaque nouveau pays est une nouvelle aventure, il faut défricher, entrer en contact avec des gens qui cherchent déjà de ce côté-là, regarder dans les groupes Facebook, peut-être ? J’avoue que la Pologne, je ne connais pas du tout.
je les imagine bien autour de la table entrain de décider … et les voici partir. Ce n’est pas toujours facile de partir de nos jours mais je devine qu’à cette époque cela ne devait pas être évident non plus
Violine
Ce qui m’impressionne, c’est le manque de moyen pour garder les liens, le départ parait tellement irrémédiable… C’est un vrai progrès aujourd’hui d’avoir ne serait-ce que le téléphone, mais internet aussi et la capacité de se revoir tout de même plus facilement.
Wahou, j’aimerai bien embarquer avec eux … Je sens que je vais suivre ce périple avec attention
Ça fait en même temps envie… et pas trop par certains moments. Mais c’est le propre de toute aventure humaine, je suppose ?
J’ai du attendre ce soir pour prendre le temps de lire cette présentation de la famille.
La suite, la suite… bien sûr !
C’est le bon et le mauvais côté des feuilletons à épisodes, il faut attendre la suite ah ah ah !
Toujours aussi passionnant, prête à suivre cette famille dans leur aventure américaine !
Quelle histoire ! Vivement qu’on puisse lire la suite.
J’ai de quoi faire encore quelques jours… Et ensuite je cours pour écrire la fin 🙂
Votre article est intéressant , bien documenté, je suis en attente de la suite….
Il en fallait certainement du courage à cette époque, pour quitter ses racines et aller vers une terre inconnue !
Bonne journée,
Oui, ce courage qu’ils ont eu, ça donne le vertige !
J’imagine le temps que vous avez passé à faire toutes ces recherches. Passionnant et instructif. Merci ,à demain.
C’est-à-dire que du temps, on en a eu, les deux années qui viennent de s’écouler. Ce projet de recherche est tombé à point nommé !
Bonjour Sylvaine
La famille est présentée, et l’on sait qui reste et qui part. Article très bien expliqué, où je découvre le lieu de création de machine à écrire Japy. J’Aime ce que tu nous racontes, et c’est toujours instructif. J’Aime aussi ta présentation qui est vivante. Donc à demain pour la lettre C. Bon Mardi entre soleil et ciel voilé. Gros bisous.
Et si tu n’as pas vu Populaire, je te le conseille quand tu en auras l’occasion. C’est un très joli petit film où nous croisons les Japy du XXe siècle et où leur machine à écrire a presque le rôle vedette.
La famille nous est présentée sur un fond de bateau: nous embarquons avec eux. Quant aux Japy, j’ai failli les évoquer hier, ainsi que les Peugeot, ces protestants entreprenants qui ont dominé, structuré la région. Les illustrations enrichissent le récit. Comme déjà dit, bravo et merci.
Nous allons bientôt quitter définitivement le Pays de Montbéliard… mais il faut y rester encore un tout petit peu, pour bien comprendre le contexte de la famille 😉
On salive, on salive… La suite! La suite!!… Toujours un régal de te lire, avec ces recherches si apporfondies, et les infographies à tomber par terre…
Merci Sylvie… et merci les tutos sur internet grâce auxquels j’ai progressé dans ma pratique de Photoshop 😉
Sylvaine si tu bloques sur photoshop , mon mari peut éventuellement te donner un coup de pouce, n’hésite pas 😉
Merci Élisa, c’est une proposition super sympa, j’en profiterai si nécessaire. À vrai dire, vu l’usage que j’ai de Photoshop, c’est un peu un marteau-piqueur pour enfoncer une punaise mais les possibilités sont tellement immenses que ça me donne une envie folle de progresser !
Vivement demain……
Pour demain… c’est prêt 😉 Mais je vais bientôt ne plus être dans la même sécurité !
Toujours aussi passionnant !! Avant d’en venir à une telle décision, une vraie aventure à l’époque, avec beaucoup d’incertitudes, on ne saura jamais le nombre de discussions qu’ils ont pu avoir en famille, la manière dont ils sont arrivés à cette décision d’émigration, quittant la terre où ils sont nés et ont vécu… difficile de savoir si les petits, nés en France, ont gardé ensuite des souvenirs de leur terre natale (j’imagine qu’ils ne sont jamais retournés en France, vu le prix que cela devait coûter à l’époque…), si on a parlé longtemps français à la maison, etc… et si ton ancêtre a effectivement regretté un jour (ou pas…) de ne pas avoir suivi son père… (remarque, peut-être son mari n’était-il pas chaud pour s’expatrier…).
Merci pour ce partage passionnant… bises
Tu n’imagines pas… tout ce que j’imagine ! Mais concrètement, tout ce que je peux faire, c’est m’appuyer sur les archives, essayer de comprendre le plus possible le contexte, dire ce qui est et, quand je pose seulement des hypothèses, être claire là-dessus. J’espère que je le suis, c’est mon souhait, en tout cas.
Jour 2 . B comme Bravo
Je ne m’attendais à un article aussi fourni, en plus avec de belles illustrations comme tu sais si bien faire ! Pourtant, je sais que tu ne fais rien à moitié. A demain !
Merci Élisa 😉 Tu vas voir, je vais finir par vous saouler !