Après le décès d’Annette, qui suit de quinze ans celui de son mari, il faudra encore quatre ans pour régler définitivement la succession du couple. Pourtant Louis, qui a habité chez sa mère tant qu’elle était de ce monde, a rapidement pris ses dispositions et dès 1878, on le retrouve dans le Vieux Carré, sur Conti Street, où il s’est débrouillé pour se faire loger au saloon qui l’emploie comme barman.
Charles quant à lui, qui était sorti de mes radars depuis 1850, est en fait parti s’installer dans la paroisse de Calcasieu, à quatre-cents kilomètres à l’ouest de La Nouvelle-Orléans. Le dossier de succession ne donne aucune idée de ce qu’il y fait ; il contient simplement le pouvoir qu’il signe à sa sœur Louisa pour le représenter.
Être fixée sur le sort d’Émile et de Charles, dont je n’avais plus de nouvelles depuis bien longtemps, n’est pas le moindre intérêt de cette succession miraculeusement dégottée en dernière minute.
Ce sont peut-être les filles qui ont eu besoin d’un peu plus de temps pour organiser leur déménagement ? En tout cas, Émilie prend ses cadettes sous son aile et elles ne se quitteront plus.
Elle-même vient de se retrouver tout récemment veuve à trente-huit ans puisque la mort de son mari a coïncidé avec celle de sa mère. Son unique source de revenu, c’est le magasin de St Ann Street qui la lui procure : nous avons vu qu’au décès de Jean Baptiste, les biens de la communauté se résument à quelques meubles sans beaucoup de valeur, 226 dollars d’économie, et les marchandises du fonds de commerce pour un total qui n’atteint même pas 500 dollars. Pas grand-chose, donc…
Les parents Lombard vont certes laisser un petit pécule aux enfants mais la maison de Rousselin Alley, constitue le seul actif de la succession. En 1850, à son arrivée en Louisiane, Frédéric affichait un capital immobilier de 3 000 dollars, et la maison doit être assez loin de les valoir : deux décennies plus tard, un cottage de quatre pièces se proposera dans le quartier à 650 dollars.
On voit par là que le parcours du couple Lombard en Louisiane n’a guère à voir avec le mythe d’émigrants construisant leur fortune sur le sol américain. Une fois sa succession partagée entre les six enfants, ça n’ira pas chercher bien loin pour chacun.
Les filles quittent donc la maison familiale et vont s’installer au magasin de St Ann Street, un déménagement probablement motivé par des raisons pratiques autant qu’économiques.
Louisa a trente ans, Amanda vingt-deux et Délia, la petite dernière, dix-sept seulement. Voilà les quatre femmes parties ensemble pour un nouvel épisode de leur vie, en plein cœur du Vieux Carré, à moins de cinq-cents mètres du Mississippi.
Le bâtiment est un double, comme il en existe tant dans la ville pour les shotgun houses mais aussi pour les immeubles du Quartier Français, c’est-à-dire qu’il a été conçu en deux parties symétriques de part et d’autre d’un mur central. Les plans Sanborn donnent une bonne idée de sa configuration. Mais à un siècle d’écart, c’est peut-être cette photo de 1975 qui permet, au moins de l’extérieur, de se représenter les lieux lorsque deux commerces fonctionnaient l’un à côté de l’autre, avec la mercerie dans le magasin de gauche.
Dans la partie qu’elle loue, Émilie dispose de la boutique au rez-de-chaussée bien sûr, pour presque cinquante-cinq mètres carrés mais aussi de la même superficie à l’étage, à quoi s’ajoute le bâtiment de fond de cour pour la cuisine qui mesure une vingtaine de mètres carrés, doublé lui aussi d’un étage. La mise en vente de l’immeuble pour régler une succession, en 1892, nous éclaire un peu plus sur l’espace donc disposaient les quatre sœurs.
Neuf pièces, même en comptant la boutique et les parties utilitaires, ça leur laissait de quoi organiser leur vie à quatre. Et nous apprenons par la même occasion qu’à la fin du siècle, Émilie louait l’ensemble pour vingt-deux dollars par mois alors que dans la succession de son propriétaire, sa partie du double avait été prisée pour une valeur de mille-sept-cent-cinquante dollars.
Émilie parvient à vivre avec ses sœurs sur la mercerie ; au recensement de 1880, elle les présente toutes les trois comme ses employées. Il est évidemment peu probable qu’elle leur verse un salaire en bonne et due forme et elles doivent certainement ne pas mener une vie très exubérante mais en tout cas, leur organisation résiste au temps.
Quelle est la vie de tous les jours, le travail à la mercerie, le souci constant de garder un achalandage convenable, les discussions et les conseils aux clientes, l’animation du quartier avec le ferronnier Mangin à leur droite et Eudoxie, la modiste qui occupe l’autre partie de leur double ? À quoi sont consacrées les soirées à quatre : à des travaux de couture pour améliorer l’ordinaire, à la lecture du journal ou à écrire à la tante Catherine restée à Beaucourt ?
Quels sont les évènements heureux qui rythment leur vie, les promenades au bord du fleuve, les pique-niques du dimanche chez les cousins, les retrouvailles autour d’un baptême ou la soirée au théâtre Faranta attendue avec impatience ? Peut-être, lorsqu’il y a quelque chose à fêter, une sortie exceptionnelle vers le Marché Français, à deux pas de chez elles, pour aller prendre le brunch chez Madame Bégué…
Les archives ne nous le disent malheureusement pas, qui ponctuent le temps qui passe à coup d’actes de décès. Le 24 décembre 1893, Amanda est emportée par une tumeur au foie et ses funérailles sont organisées dès le lendemain. Triste journée de Noël…
Émilie, Louisa et Délia continuent à vivre à trois la vie du Vieux Carré, vue de la porte de leur mercerie, pendant encore une quinzaine d’années. Puis vers 1908, elles déménagent pour la dernière fois et partent définitivement s’installer dans un environnement plus bucolique, au cœur du Faubourg Marigny, sur Mandeville Street.
C’est surtout un quartier où elles vivent dans une maison qui leur appartient. Dans les recensements, c’est systématiquement Émilie, portée en chef de famille, qui est par la même occasion mentionnée comme propriétaire mais je crois qu’en réalité, sans que je ne parvienne à démêler comment, la maison appartenait formellement à Louisa.
C’est une double shotgun house dont elles occupent la partie gauche et dans laquelle elles tiennent toujours mercerie. Sont-elles propriétaires de toute la maison et louent-elles la partie de droite pour s’assurer un petit complément mensuel de 16 dollars avec le loyer payé par les voisins ? En tout cas, elles finissent en possession d’un capital immobilier de 3 000 dollars, symboliquement la même somme que celle déclarée par leur père en 1850, à la descente du bateau.
Émilie meurt au tout début de l’année 1925, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Depuis bien longtemps, elle avait pris soin de rédiger son testament pour protéger ses sœurs et leur éviter les chicanes qu’elle-même avait dû affronter au décès de Jean Baptiste.
Mais encore une fois, sa succession révèle qu’elle possédait bien peu, rien de plus que sa part des cinq-cent-cinquante dollars déposés sur un compte joint au nom des trois sœurs. Et justement, leur domicile de Mandeville Street ne figure pas dans les actifs de sa succession.
En revanche, au recensement suivant, Louisa apparait bien, cette fois, comme étant propriétaire de la maison, ce que je rapproche de cette lapidaire et énigmatique mention dans la presse relatant une procédure judiciaire qui l’a opposée, en 1904, à un certain Monsieur Bernard précisément au sujet de cette adresse… Encore un petit mystère à éclaircir ?
Louisa et Delia continuent à deux la vie qu’elles menèrent jadis à quatre, puis à trois. La mercerie reste encore ouverte quelques années mais Louisa devient peut-être trop âgée, à quatre-vingt-huit ans, pour rester seule avec sa sœur. En 1935, leur cousin Anatole les accueille toutes les deux chez lui, sur Desire Street.
Et c’est chez lui, le petit fils de Georges, que Louisa, la fille de Frédéric, quitte la vie le 30 décembre 1939 faisant encore se croiser les lignes de vie des deux frères, bien longtemps après leur disparition. Elle a quatre-vingt-douze ans et ça fait neuf décennies qu’elle a posé son petit pied de bébé sur un quai de la Nouvelle-Orléans. Sa sœur Délia ne lui survit pas et la rejoint quinze jours après, à l’âge de soixante-dix-neuf ans.
Je vois des similitudes entre la vie des quatre sœurs Lombard et celle qu’ont menée les enfants d’Émélie avec leur mère : une cohabitation depuis l’enfance jusqu’au dernier jour et une famille où l’on ne se quitte, petit à petit, que par les morts successives.
Et ni chez Émélie, ni chez les quatre sœurs, il n’y a de cousins américains pour nous.
16 commentaires sur “Q comme Quatre sœurs”
Les quatre sœurs n’ont pas eu une vie facile… elles devaient bien s’entendre, pour cohabiter ainsi…
Belle soirée, bises
C’est tout ce qui nous échappe souvent dans la recherche généalogique. Peut-être justement qu’elles s’en sont mieux sorties en restant ensemble, ce qui leur a peut-être permis de mener une vie assez libre sans mari…
Quatre destins très intrigants au final… Étrange qu’aucune d’elles ne se soit mariée !
Émilie mais sans enfants. Des indépendantes ?
Bonsoir Sylvaine
Où l’on en apprend davantage sur les quatre sœurs qui vivent et travaillent ensemble dans leur mercerie. Une façon comme une autre de continuer à vivre et à se soutenir les unes, les autres. Elles devaient se sentir moins seules. Merci de toutes ces précisions. C’est gratifiant de trouver tous ces renseignements . Bonne soirée frisquette. Gros bisous et à demain pour la suite.
Probablement la seule manière de s’en sortir financièrement en restant célibataire, oui. J’imagine que chacune de son côté, ça n’aurait pas été viable.
Elles auront eu une longue vie, je l’espère assez sereine mais semble-t-il difficile puisqu’elles auront travailler très longtemps. Une belle histoire de vie et de famille.
Violine
Travailler jusqu’à la fin de ses jours, je crois que c’était le lot commun quand on n’était pas rentière ou qu’on n’avait pas d’enfant qui pouvait te prendre en charge, il n’y avait pas de retraite…
Quelle histoire!! et encore Quelques mystères à élucider… (et tu es priée de vite prendre la route de Calcasieu dès la fin du challenge ;>)…
Cette fois, on y est enfin : ton Charles et mon Prien vivaient à Calcasieu à la même époque ( Prien y est arrivé vers 1820 et y est mort en 1878)… Vu la taille de l’endroit, sûr qu’ils se connaissaient! Notre Graal commun, enfin! ah ah ah!! Ce Challenge nous en aura donné, des émotions!! 😀
Et attends ! C’est peut-être pas fini, va savoir…
Moi aussi j’admire votre façon de présenter toutes vos recherches ; surprise par la mention des causes du décès d’Amanda , c’est peu courant de trouver ces indications en France .
Je vais en parler bientôt, en France c’est interdit de les mentionner depuis le début du XIXe siècle et l’état civil tenu par les maires, c’est pourquoi on ne les trouve pas.
Quelle chance d’avoir trouvé tous ces documents (comme les précédents d’ailleurs…) mais bien dommage pour l’absence de cousinage… un jour peut-être, au fil de tes autres recherches et découvertes. En attendant, tu pourras toujours faire un pélerinage sur tous ces lieux un jour. Tu verras, tu tomberas follement amoureuse de NOLA et du passé historique et francophone de la Louisiane…!
Plus on cherche sur un secteur, plus on prend des habitudes, je crois. Par exemple ce matin j’ai ajouté à l’arrache la succession du propriétaire avec l’évaluation de l’immeuble à $3500, je n’avais pas du tout eu le réflexe d’aller la voir auparavant. Pourtant je trouve que c’est une information intéressante pour avoir un ordre d’idée des valeurs, ça permet d’avoir des éléments de comparaison même pour les fournitures de la vie courante.
A chaque article que je lis, je suis toujours aussi admiratif par toutes tes recherches et les documents retrouvés ! Vraiment très intéressant.
Merci Sébastien, je pense qu’il s’y est mêlé de la chance car je suis moi-même surprise de tout ce que j’ai trouvé.