En juin dernier, j’ai retracé dans ce billet les recherches menées à Creil pour retrouver la maison de mes arrière-arrière-grands-parents. La rue Henri Pauquet avait été renumérotée de fond en comble vers 1970 et j’avais dû rapprocher les différents cadastres de la ville pour la localiser avec certitude.
L’histoire de cette maison dans notre famille dure à peine trois décennies : construite sur le terrain acheté par Eugène et Juliette en 1910, elle est désertée en 1940. Dans le règlement de la succession, elle revient à une branche cousine qui s’en séparera, ne pouvant faire face aux frais importants qu’aurait nécessités sa remise en état après la guerre.
Mais elle n’en connut pas moins des épisodes mouvementés.
Le 22 juin 1940, l’armistice est signé en forêt de Rethondes, à quelques dizaines de kilomètres seulement de la rue Henri Pauquet. Le moment est tragique ; le gouvernement français a dû céder sur tout, ouvrant ainsi la voie à l’occupation du nord du pays et à la noire période de la collaboration.
À Creil comme dans toute la zone occupée, les vainqueurs prennent leurs aises. Juliette et Eugène en subissent très concrètement les conséquences : leur maison est réquisitionnée sur-le-champ pour y installer une antenne de l’administration allemande.
Il aurait fallu partir, bien sûr. Mais Juliette s’accroche à sa maison et refuse de décamper, préférant se satisfaire de la portion congrue qu’on veut bien lui laisser : le bureau et la cuisine où le couple va devoir réorganiser sa vie en acceptant la cohabitation. Les nouveaux maîtres des lieux font place nette dans le reste de la maison en balançant un peu abruptement à la cave les meubles et les bibelots qui les encombrent.
Juliette est têtue et probablement considère-t-elle qu’elle n’a pas grand-chose à perdre. Elle va sur ses quatre-vingt ans et elle est handicapée par une paralysie du côté droit à la suite d’une attaque, je suppose un accident vasculaire cérébral. Alors lâcher prise ? Fuir et aller s’installer ailleurs ? Le peu de pouvoir de décision qui lui reste, elle l’exerce pour s’incruster chez elle.
Au demeurant, sa résistance sera de courte durée. Le 22 août 1940, elle meurt des suites d’une affection gastro-intestinale qu’elle aurait contractée après avoir bu une eau impropre à la consommation. Eugène se laisse convaincre d’être un peu raisonnable et part s’installer chez son fils Marcel, au Kremlin-Bicêtre où il quitte la vie le 29 janvier 1945, à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Il n’aura pas revu sa maison.
Parmi les victimes de la dégringolade à la cave, il y a deux grands cadres contenant les portraits d’Eugène et de Juliette. Seul est parvenu jusqu’à moi leur contenu, quasiment réduit à l’état de lambeaux. J’y tiens cependant beaucoup car ils constituent la représentation la plus ancienne qui me reste de mes deux ancêtres.
Mais il y a aussi…
Il y a une armoire à peine luisante
Francis Jammes – La salle à manger
qui a entendu les voix de mes grand-tantes
qui a entendu la voix de mon grand-père,
qui a entendu la voix de mon père.
À ces souvenirs l’armoire est fidèle.
On a tort de croire qu’elle ne sait que se taire,
car je cause avec elle.
Cette armoire-là a entendu les voix de Juliette et d’Eugène, de leur trois garçons, de mon grand-père et de mes grand-tantes. Elle aussi est arrivée bien malade dans notre grenier, ayant perdu ses pieds et sa corniche dans l’aventure allemande.
Elle a heureusement retrouvé tous ses éléments et son lustre d’antan chez un ami restaurateur de meubles anciens capable d’accomplir des miracles. Et je l’ai découverte, aussi belle qu’à l’origine et enrubannée d’un énorme nœud rouge, au pied d’un sapin de Noël. Mais cette année-là, je dirais que c’est plutôt le sapin qui se trouvait au pied de l’armoire ;-))
C’est encore un meuble de famille qui trône dans mon séjour et qui y a trouvé la destination idéale. Pouvais-je mieux utiliser l’armoire de mon arrière-arrière-grand-mère Juliette qu’en lui confiant mes trésors généalogiques ?
Les mânes de mes ancêtres protègent les objets de la famille, le bavoir de Mauricette et les mouchoirs brodés, les lorgnons de Juliette et l’équerre de Philippe, ma documentation et ma bibliothèque généalogique, les photos anciennes ou plus récentes, les correspondances et les diplômes, en un mot toutes mes archives et mes souvenirs les plus précieux.
34 commentaires sur “Q comme… l’armoire de la rue Henri PauQuet”
Quelle belle lecture tu m’as offerte. Je lis avec passion ce que tu écris. C’est passionnant. Merci beaucoup !
Où nous entraîne cette fichue généalogie, Margaux !
Bonsoir Sylvaine
Une magnifique armoire qui a une histoire. Elle recèle toute une partie de ta généalogie. Tu as ainsi tout sous la main. J’ai regroupé au maximum toute ma documentation généalogique dans un casier avec des tiroirs à dossiers suspendus. Il y a de quoi faire. Je vais prendre le temps de bien ranger et archiver, mes recherches , et mes documents. Cela sera plus facile pour continuer à reconstituer le passé de mes ancêtres. Merci de ce nouveau billet. Bonne soirée plus douce. Gros bisous.
C’est vrai qu’avoir un peu de place pour ranger sa documentation généalogique, c’est utile car quand on avance, on peut vite être dépassée par la masse. Pour ma part, j’ai encore un gros effort à faire dans la gestion des photos mais ça s’améliore petit à petit.
J’adore : « L’armoire qui a entendu les voix de … »
Quelle belle idée ! Je ne vais penser qu’à cela, en considérant les meubles de mes grands-parents.
Et en plus « l’armoire généalogique » me donne envie de réorganiser celle de ma grand-mère.
Cette citation-là, ça fait longtemps que je l’avais mise de côté au cas où, avant même d’avoir le thème de mon challenge. Elle me parlait tellement !
Le précieux est bien à l’abri, regroupé et rangé pour les générations suivantes . C’est admirable!
Ah c’est sûr, je transmettrai en même temps le contenant et le contenu 😉 J’espère que le tout trouvera de bonnes mains…
Magnifique armoire Sylvaine! Mais j’adore surtout comment tu l’utilises pour centraliser tous tes trésors d’archives et de généalogie! Les miens sont éparpillés et certains sont conservés dans la bibliothèque-vitrine de mon GP paternel dont j’ai hérité et qui continue à vivre dans mon « bureau » à la maison où je passe les 3/4 du temps. Mais cette bibliothèque n’a pas la beauté de ton armoire…!
Combien on parie que pour toi, elle est largement aussi belle ?
Bravo tu as bien sorti ton Q des ronces 😘😘
Je n’aime pas attendre… j’ai tout lu d’une traite, je reviendrai dans quelques jours à la fin de l’alphabet Merci pour tes histoires qui me tirent des larmes, je suis une vraie madeleine en ce moment…
Mais ma Clairotte !!! Je crois qu’il y aura parfois des choses plus rigolotes, à partir de maintenant 😉
On ne peut que admirer cette Qarmoire !
Au point où j’en étais pour mon raccrochage du titre, j’aurais tout aussi bien pu faire celle-là ah ah ah !
Elle a été magnifiquement restaurée, cette belle armoire… j’aime beaucoup l’idée qu’elle soit le « réceptacle » de toutes tes recherches et trouvailles généalogiques…
Quelle triste histoire que celle de Juliette et d’Eugène…
Belle journée, bises
En plus, comme on dit dans la famille, Eugène a fini chez le fils avec lequel il s’entendait le moins… Mais son plus jeune fils était mort en 1932 et rue Francis, c’était vraiment trop petit.
Je suis sûre que tu as fait exprès de tirer ce Q par les cheveux! lol
Ton armoire est magnifique, et bien digne des trésors qu’elle recèle, et qu’avec générostié tu nous laisses entrevoir
J’ai pensé fort à toi, avec ce titre 🙂 On ne recule devant rien, pas vrai ?
Une magnifique armoire qui aurait tant à raconter mais si j’ai bien compris, elle te parle et tu sais l’écouter …
Et elle est un peu aidée par les souvenirs de ma grand-tante 😉
Si les objets pouvaient nous raconter leur histoire! Il ne devait pas être facile de partager sa maison avec l’occupant . Ma grand-mère a eu sa maison occupée et me racontait que certains officiers étaient très respectueux , mais pas tous, hélas.
En réalité, ça a été tellement court avec la mort de Juliette. Je me demande bien si ça aurait pu durer, sinon…
Ces portraits marqués par le temps sont magnifiques 🤗 quant à l’armoire c’est un véritable trésor survivant de l’épisode allemand. Que de choses elle pourrait raconter …
Ils sont tellement fragiles… Ils sont tout fins, comme pelurés. Je les ai numérisés et je les protège entre deux renforts de carton en évitant de les manipuler.
Toujours aussi émouvant, ton récit.
Merci de le partager ainsi.
Merci de me lire, Catherine 😉
Waouh quelle armoire. Un grand « coffre-fort » pour ranger tes « trésors » si précieux. Elle a réchappé à la destruction du passé, c’est formidable.
Violine
Oui, elle est très vaste : elle peut encore accueillir quelques années de recherches…
Quelle aventure pour cette armoire, et quelle jolie destinée finalement !
En tout cas, elle a maintenant une destination plus tranquille que son histoire passée. J’espère que ça continuera ainsi pour elle 😉
Une belle armoire riche en histoire !
Un superbe cadeau et une utilisation parfaite pour ce beau meuble !
Merci de nous faire partager ça et encore bravo pour ces illustrations
Merci Romain 😉 Je DEVAIS en faire mon armoire généalogique, il n’y avait aucun doute pour moi.
Votre armoire est magnifique , vos trésors sont bien à l’abri.
La guerre a fait perdre beaucoup de biens familiaux.
Sur la dernière photo, je remarque un coffret au bouquet, je crois bien que j’ai vu le même (ou presque) chez mes parents !
Très bonne journée,
C’est bien possible, ces petits souvenirs de vacances étaient très répandus. Là c’est un marquage de Langrune, dans le Calvados.