La parenthèse enchantée du voyage sur la côte basque se referma trop vite. De manière inespérée, Pierre avait obtenu une permission plus longue qu’il ne l’attendait pour venir se marier en métropole mais le mois accordé touchait à sa fin. Il fallut bien se séparer, reprendre l’avion pour Oran puis regagner Mecheria.
Comme ils le faisaient déjà avant leur mariage, les nouveaux époux continuèrent de s’écrire tous les jours même si, compte tenu des circonstances, les lettres ne se débloquaient que par paquet, au petit bonheur des cantonnements et de la poste militaire. Les choses se compliquèrent encore quand Pierre fut envoyé à Asla, à plus de quatre-vingt kilomètres au sud de Mecheria, où la liaison courrier ne se faisait plus que deux fois par semaine dans le meilleur des cas.
La plus touchante des découvertes que j’ai faite dans leur correspondance, parce qu’elle me concerne très directement, est ce télégramme et cette lettre du 10 juillet 1957 où mon père exprime toute sa joie après que ma mère lui a appris qu’elle était enceinte.
Et oui, les générations précédentes survécurent sans ce téléphone dont nous n’accepterions en aucune circonstance de nous passer aujourd’hui… Mais qui se souvient des télégrammes qui portaient les nouvelles à la vitesse de l’éclair ? Ils avaient le parfum de l’exceptionnel et de l’urgence. Celui-ci, surtout, reflétait l’inquiétude de l’amoureux qui savait combien son amoureuse attendait impatiemment sa réaction. Pas question de lui faire subir les caprices de la poste militaire !
Évidemment la séparation se fit plus pesante encore. Déjà maintenu sous les drapeaux au-delà de son temps normal de service accompli depuis la mi-avril, Pierre s’était résigné à la rallonge de six mois devenue habituelle et qui le mènerait jusqu’à mi-octobre. Le couple fut au désespoir d’apprendre finalement que la classe 55/2B ne pouvait espérer de libération avant la fin novembre.
Chaque jour comptait pour une éternité. Le 20 novembre 1957, Pierre embarquait enfin sur l’Athos II pour faire le dernier trajet d’Oran à Marseille. Le 8 janvier suivant, il était officiellement rendu à la vie civile. Lui, le Parisien de toujours, avait décidé de s’installer à Reims, dans le pays de sa femme où il avait le projet de se bâtir un avenir professionnel.
Le premier achat qu’il fit en rentrant en métropole, il y pensait depuis des mois, depuis qu’il avait reçu cette lettre. Il fut pour ce Petit Prince auquel il avait si souvent rêvé dans l’âpreté de la steppe oranaise, qu’il avait raconté à Ginette au fil de leur correspondance et qu’il s’imaginait déjà lire à son poussin.
Mon premier livre ! Il était temps que mon père revienne : moins de trois mois plus tard, je débarquais à la conquête du vaste monde. Le Petit Prince a bercé mon enfance et six décennies après, il est toujours dans ma bibliothèque. Un peu malmené, un peu crayonné, un peu débroché… mais toujours là.
Aujourd’hui seulement, il prend pour moi un sens différent à la lecture de ce quotidien qu’il racontait dans ses lettres. Je confronte la misère qu’il rencontrait tous les jours autour de lui, au ksour ou chez les nomades, et la vision idéalisée du désert portée par Saint-Exupéry. Peut-être ce conte était-il pour lui une sorte d’exorcisme, une manière de ne ramener dans ses bagages que la beauté d’un pays qui venait de le happer à son corps défendant et de laisser tout le reste derrière lui.
18 commentaires sur “P comme… le Petit Prince et le Poussin”
Bonsoir Sylvaine
Oui, je confirme, mon papa et ma maman s’écrivaient tous les jours chacun de leur côté. Au cours de son premier séjour en Algérie du 25-09-1955 au 1-11-1957 et son deuxième séjour du 1-11-1962 au 20-03-1964 . Les courriers étaient reçus soit tous les jours ou parfois trois ou quatre lettres en même temps. Mais je n’ai pas toute leur correspondance. Dommage. Je me souviens de télégrammes reçus, souvent pour annoncer des décès, car à l’époque les téléphones étaient rares . Une autre parenthèse dans la vie de nos chers parents. Bonne soirée. Gros bisous.
Oui, chez nous il a fallu au moins encore dix ans pour que le téléphone soit là, même à Paris chez mes grands-tantes. J’ai quelques uns de ces télégrammes au milieu des lettres et plus tard, j’ai aussi celui qui annonçait justement à mes tantes la naissance de mon frère.
Quel beau et tendre trésor que ce livre du Petit Prince ! Un article bien émouvant !
Quel plaisir de te lire à chaque article !
Bonne soirée et bon dimanche Sylvaine !
Ce livre ne devrait-il pas se trouver dans la bibliothèque de tous les enfants ?
Tu dis dans une de tes réponses « où trouve-t-on l’inspiration quand on s’écrit tous les jours pendant 2 ans….? » Et bien je suis le témoin vivant qu’on en trouve quand on est follement amoureux!! LOL
Quand j’ai rencontré mon amour en attendant mon divorce, il était en France et moi en Angleterre et notre folle passion nous a fait écrire une lettre tous les jours pendant une année entière avant qu’on ne puisse se rencontrer en chair et en os…assez de mots pour écrire un roman entier chacun….!!
J’aime beaucoup les mots de ton père qui se ravit d’avoir « …un poussin à nous… »…..très émouvant….
Alors dieu sait que je suis la première à ne plus faire travailler le facteur, mais j’ai beaucoup écrit à une époque et je me demande si je trouverais autant l’inspiration aujourd’hui avec la dématérialisation ?
Un récit émouvant que vous faites de vos parents.
Cela me replonge 55 ans en arrière……mon fiancé était en Allemagne, pour le temps d’armée….16 mois et n’est rentré que 3 fois en 16 mois !
Nous nous écrivions tous les jours….et oui……
Douce soirée
C’était si long… Vraiment, on ne le regrette pas, ce service militaire !
Mais tu vas nous faire pleurer (snif). Que ce doit être merveilleux de lire ces lettres de deux amoureux qu’ont été tes parents. Une si jolie tranche de vie avant ta naissance malgré le contexte pas toujours facile à vivre pour eux deux
Et pourquoi le prénom de Sylvaine ??? j’espère que tu nous le diras !!
violine
Pas cette fois-ci, il a bien fallu élaguer, il y aurait trop à raconter. Oh je te rassure, pas de révélations fracassantes 😉 Mais des anecdotes sympas alors je réfléchirai peut-être à un format plus approfondi parce que moi aussi, ça me frustre un peu.
Attendrissant et émouvant « P »
Imagine-toi que j’ai même appris, en lisant cette correspondance, pourquoi je m’appelle Sylvaine 😉
Et moi je ne saurai jamais pourquoi je m’appelle Annick. Papa est décédé en septembre à l’âge de 95 ans. Jamais il n’a voulu me le dire ni même à maman. Il se contentait de me demander si j’aimais mon nom qui aurait dû être Noëlle vu ma naissance fin décembre. Ah! ces têtes de « holz » des Vosges!
Alors je ne sais pas pourquoi mais ça ne m’était jamais passé par la tête de me poser la question, sinon j’imagine que mes parents me l’auraient dit ? Pas de têtes de «holz» chez les rémois 🙂
Quel merveilleux souvenir !
Où puise-t-on l’inspiration quand on s’écrit tous les jours pendant deux ans ? On se raconte des histoires de petit prince 😉
Très émouvant… je pense que mon père lui aussi a fait plus que son temps, mais il était si discret sur cette période…
Je me demande si les télégrammes existent encore ?? à l’heure du tout numérique, sans doute n’existent-ils plus…
J’écris encore à une amie, mais les personnes comme elle qui acceptent encore les échanges écrits, où on se pose davantage que quand on échange par mail ou par téléphone, sont de plus en plus rares, je le regrette, car c’était un vrai plaisir d’ouvrir sa boite aux lettres et d’y découvrir une missive…
Belle journée, bises
Oui, le service des télégrammes a pris fin il n’y a pas tellement longtemps finalement, le 30 avril 2018, je me rappelle que ça m’avait amusée qu’il existe encore. Mais de fait il ne s’en échangeait déjà plus guère…