Tout ça pour ça ?

Ma généalogie regorge de gens de rien, autant dire que je croise peu de déclarations de succession. C’est d’ailleurs ce qui m’a interpelée avec celle-ci, qui ne se place pas dans ma famille mais dans l’histoire de deux sœurs dont les abécédaires ont trouvé refuge chez moi : elle aurait très bien pu se rencontrer chez mes gens.

Je raconterai plus longuement l’histoire d’Octavie et Hortense pour Ouvrages de Dames. Mais aujourd’hui c’est la déclaration de succession de leur mère qui m’intéresse et se place idéalement dans le Généathème de ce mois de juin : Histoires d’argent.

Une succession taxée… 30 centimes ! Oui, vous avez bien lu : trente centimes.

Déclaration de succession d’Anne Lecuret – Archives départementales de la Côte-d’Or 3Q9/3795

Le 7 février 1876, Nicolas s’en vient lui-même au bureau de l’enregistrement pour déclarer les biens laissés par sa femme à sa mort, survenue huit mois plus tôt. Des biens qui désormais lui appartiennent, ainsi qu’à ses quatre filles ; elles sont âgées de 17 à 26 ans, l’aîné est mariée depuis plusieurs années et sa cadette va l’être dans dix jours. Les deux plus jeunes vivent encore avec leur père.

Le Littré de 1873 – Source Gallica

Anne Lecuret leur laisse en héritage sa mise de tous les jours, que Nicolas déclare pour 10 francs, et un lit garni qu’il évalue à 30 francs. Comme ils étaient mariés sous le régime de la communauté de biens, la moitié seulement vient à la succession et se retrouve ainsi assujettie à la taxe ordinaire de 1%, soit 20 centimes.

Mais le veuf n’a pas satisfait à l’obligation de déclarer dans le délai de six mois qui est de rigueur depuis la loi sur l’enregistrement du 22 frimaire an VII ; il se trouve donc frappé par la peine du demi-droit qui s’ajoute à la taxation normale. C’est le moment où le montant dérisoire des possessions laissées par Anne a dû lui apparaître comme un mal pour un bien : il a sans doute supporté sans trop de difficultés cette punition de 10 centimes.

Loi du 22 frimaire an VII – Source : Gallica

Je suppose que le retard de Nicolas s’explique par le fait que ne possédant rien, ou si peu, il ne devait pas penser avoir des formalités à accomplir auprès de l’administration de l’enregistrement. Cependant il lui aura bien fallu passer par un notaire pour acter la mutation immobilière et c’est probablement ce professionnel qui l’aura rappelé à ses obligations, sans toutefois régler la succession à proprement parler étant donné son peu de valeur.

Car oui, des terres s’ajoutent aux maigres possessions mobilières du couple, mais c’est bien simple : elles sont si négligeables qu’elles ne valent même pas d’être taxées ! Elles sont, en tout et pour tout, constituées de dix ares de terre inculte à Dijon auxquelles Nicolas attribue, parce qu’il faut bien fixer un chiffre, un hypothétique revenu annuel de 2 francs.

Déclaration de succession d’Anne Lecuret – Archives départementales de la Côte-d’Or 3Q9/3795

Cependant, pour modeste qu’elle soit, cette déclaration de succession cache encore une histoire à raconter. Nicolas a menti en disant avoir épousé Anne sans passer devant le notaire : contrat il y eut, dressé en bonne et due forme par Maître Guelaud en son étude de Gemeaux où vivaient alors les familles des deux tourtereaux.

Il fallait bien ça pour consigner les dots, constituées de part et d’autre par les parents. Ceux de Nicolas lui avaient donné 3 000 francs en objets mobiliers et 1 000 francs en numéraire. De son côté, Anne avait reçu un trousseau et des meubles pour 1000 francs (le fameux lit garni, était-ce toujours le même ?), du numéraire pour 800 francs et un hectare de terres à labours en différents morceaux.

Contrat de mariage de Nicolas Bricard et d’Anne Lecuret
Archives départementales de la Côte-d’Or 4E34/144

Mais trente ans après, il ne reste rien du pécule qui permit aux jeunes mariés de démarrer dans la vie, rien de l’auberge que le couple a tenu naguère à la suite des parents Bricard, rien des terres que Nicolas cultivait à Gemeaux. Il a fallu quitter le village de l’enfance et déménager à la ville, pour y trouver de l’embauche. Alors il préfère oublier le détail du contrat de mariage, une manière peut-être de ne pas avoir à se retourner sur ce qui n’est plus et sur une existence qui n’a pas suivi le cours espéré.

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