Autant j’ai bien documenté les filles d’Annette et de Frédéric (ça va venir, c’est toujours l’alphabet qui dicte sa loi :-)), autant je me rends compte que je suis encore très dans le flou au sujet de leurs garçons. Et voilà qu’une découverte toute récente fait exploser mon challenge en me contraignant à le remanier assez conséquemment au pied levé et, surtout, me donne une visibilité qui me manquait sur les trois petits gars du couple.
D’ailleurs, je ne peux pas faire l’impasse sur Louis car si je dois nous trouver des cousinages en Amérique, je le lui devrai en grande partie.
Celui-là est le cinquième enfant d’Annette et de Frédéric, leur dernier garçon. Il naît au printemps 1853, à La Nouvelle-Orléans par conséquent.
Il prend gentiment son temps pour quitter le célibat et a quasiment vingt-huit ans lorsqu’il s’en va épouser, de l’autre côté du lac, Maria Theresa Zeitvogel, une fille de la paroisse St Tammany dont les deux parents viennent d’Allemagne. Son père est né à Baden-Baden et le recensement de Covington, en 1880, donne sa mère pour originaire de Prusse.
Je passe rapidement sur les avatars que va connaître le nom de famille de Theresa au fil du temps. Tout semblait pourtant simple au début, ses parents prenant prudemment les devants en se présentant comme Vogel dans les recensements. Mais ensuite j’ai rarement vu un patronyme passer par autant de couleurs, entre ce qu’annonce le déclarant, ce qu’entend l’officier d’état civil et la couche supplémentaire de l’indexation contemporaine. Dans la réalité, il est bien fixé à Zeitvogel, tel que Theresa a réussi à le faire imposer sur son acte de mariage et tel qu’il est gravé sur les sépultures familiales.
Mais ensuite…Zitevogle, Zitivogel, Gitevogle, Zetrovogel, Betrovogel, Zeidroget, Zetevogel, Zitroyal (mais pourquoi ?), Zytroviel, Zeitevegela, Zytovyel, Zietvogel… Jusqu’à terminer en Zievole sur son acte de décès et même sur l’avis publié dans la presse. Et je suis sure que je ne les ai pas tous. Au-delà du running gag, c’est pour le moins un élément qui ne facilite pas la recherche généalogique.
Louis et Theresa se marient donc dans la paroisse St Tammany, le 25 février 1880. Et à partir de là, comment dire… Plus rien ne va ! Je sais bien qu’on ne doit pas surinterpréter la vie de nos gens à partir des archives ; mais les petits cailloux semés par Louis tout au long de ses démarches administratives dessinent un chemin pour le moins tortueux.
La phobie administrative de Louis
La première trace du couple, je la trouve au recensement de 1880, juste après leur mariage. Ils sont pensionnaires dans Bourbon Street, dans une de ces boarding houses assez répandues à l’époque dans les villes américaines. Curieusement, Louis se présente comme lawyer, avocat ou une profession dans le domaine juridique en tout cas, ce qui est assez éloigné des métiers qu’il exerçait ces dernières années, tour à tour plongeur, serveur ou barman. J’espère que ce n’est pas ainsi qu’il s’est vendu à sa jeune épouse, sinon la suite risque de la faire aller de désillusions en énervements.
Entre 1881 et 1900, j’ai repéré sept naissances au sein du couple, que Louis déclare de façon toujours assez fantaisiste. Au XIXe siècle, l’état civil louisianais n’est certes pas fixé de manière aussi rigide qu’en France où le code civil édicte notamment la fameuse obligation des trois jours pour déclarer une naissance. Ici on tolère un certain délai… voire un délai certain comme Louis va nous le démontrer avec brio.
Ça démarre avec Emile Louis, né le 1er février 1881 et fort diligemment déclaré le 9 à l’officier d’état civil. Oui, c’est très raisonnable… c’est même un exploit pour lui. À cette occasion, Louis est revenu à la réalité en s’attribuant la profession de barman.
Ça se gâte un peu avec Frederick, né le 17 décembre 1882. Cette fois-ci, Louis attend huit mois pour aller officialiser la naissance… et il n’a pas encore déployé tous ses talents de procrastination.
Car la suivante, la petite Berthe, devra patienter quasiment dix ans pour avoir une existence légale ! Pour elle, il n’y a pas d’autre explication que l’oubli pur et simple, d’autant que Louis aura largement eu l’occasion de repasser devant l’officier d’état civil entretemps.
Comme pour Walter, par exemple, né le 6 mars 1888 et que son père viendra faire inscrire à l’état civil huit mois après, le 3 novembre. Juste à temps, le pauvre bout de chou, pour qu’on trouve sa trace dans les archives : la semaine suivante, il est emporté par des convulsions et Louis fera cette fois diligence pour venir signaler, le 8 novembre, la mort de son bébé survenue la veille.
Mais la phobie administrative le reprend de plus belle. Le 8 septembre 1894, Theresa met au monde un nouveau petit garçon, Albert. Deux ans passent avant que Louis ne s’avise de régulariser la situation ; il se présente donc devant l’officier d’état civil pour Albert le 8 novembre 1896 et tiens ! puisqu’il y est, il en profite pour déclarer dans la foulée… Berthe, née dix ans plus tôt et qui était passée entre les mailles du filet.
Voilà un parcours d’obstacles à travers la paperasse pour le moins singulier. D’autant plus qu’au milieu de cette errance administrative, alors que tous les petits sont bien déclarés lawfull issue, légitimement nés de lui et de Theresa, il trouve aussi le moyen d’en laisser passer pour colored au lieu de white. Ainsi à la mort du petit Walter qui, né sans étiquette, mourra Col ou encore à la naissance de Franck qui lui naît colored.
Évidemment, ces mentions surprenantes poussent tout de même à se poser les questions les plus rocambolesques : Louis aurait-il entretenu, parallèlement à son ménage officiel, une relation avec une jeune femme de couleur ? Aurait-il tenté de faire passer des enfants illégitimes pour ceux de Theresa ? Voilà qui parait tout de même tiré par les cheveux, d’autant que par la suite, Franck sera toujours étiqueté white. Mais sait-on jamais ? C’est encore une enquête à mener, autant que faire se peut, pour étayer l’une ou l’autre interprétation.
Tant et si bien que Theresa finit par prendre les choses en main et, comme on n’est jamais si bien servie que par soi-même, elle décide de ne plus compter sur son fantasque mari pour déclarer son dernier né : elle va le faire en personne, et c’est pour le moins inédit.
Le 8 avril 1901, elle se présente donc à l’officier d’état civil qui ne semble pas s’en émouvoir, en tout cas qui officialise sa déclaration. Elle fait inscrire la naissance de Joseph Andrew, le 14 septembre de l’année précédente. A priori, il sera le dernier enfant du couple.
J’en plaisante mais malheureusement, je crains bien que derrière ces relations erratiques avec l’administration, ne se cache une réalité autrement sordide.
Un environnement mouvant
Le recensement de 1910 contient une disposition assez intéressante pour vérifier qu’on n’a pas raté une naissance dans un couple : chaque femme est interrogée sur le nombre d’enfants qu’elle a eus et le nombre de ceux qui ont survécu. Et là, je découvre avec un peu d’effarement que j’ai bien trouvé les six enfants vivants de Theresa et son petit Walter, qui n’a vécu que huit mois, mais qu’en réalité, elle en a mis quinze au monde !
Huit enfants qui n’auront ainsi d’autre existence qu’à travers ce simple chiffre cumulé dans un recensement fédéral.
Toujours dans la succession des recensements, et aussi des mentions aux annuaires de la ville, on constate qu’après un début de vie professionnelle dans la limonade, Louis s’est rapidement orienté vers les métiers du bâtiment, maçon, couvreur, charpentier ou le plus souvent, ouvrier, sans autre précision. De son côté, en 1910, Theresa déclare pour la première fois exercer le métier de blanchisseuse à domicile, qu’elle a probablement dû prendre sur le tard pour boucler les fins de mois.
Au milieu de tous ces éléments réunis, j’ai été surprise de constater que le couple n’annonçait quasiment jamais la même résidence d’un document à l’autre. J’ai donc entrepris de cartographier ses différentes adresses et, sans être encore assurée de les connaître toutes, j’en ai recensé seize en une trentaine d’années. Elles ne se trouvent jamais au-delà du neutral ground de Canal Street, bien sûr, et sont le plus souvent cantonnées au Vieux Carré et à Trémé mais voilà qui constitue tout de même une belle diversité.
Bref la première impression qui se dégage du patchwork de tous ces éléments n’est pas celle d’une stabilité sereine. Mais le fait réellement dérangeant dans la vie de cette famille se trouve à la rubrique judiciaire de la presse locale, au printemps 1894.
The demon drink
Louis est poursuivi pour avoir sévèrement maltraité son fils Frederick sous l’emprise de la boisson. Au début j’ai hésité à m’approprier ce sordide fait divers en me disant qu’une simple homonymie était insuffisante : je n’avais pas cette énième adresse de Rampart Street dans ma liste, le journaliste ne parlait pas d’autres enfants au foyer… Mais en recensant tous les entrefilets sur le sujet, j’ai dû me rendre à l’évidence : un Louis Lombard et son fils Frederick de onze ans, c’était trop de coïncidences pour ne pas être à moi. Et puis l’impression qui se dégage du parcours familial à travers les archives me semble offrir une toile de fond parfaitement crédible à cette mauvaise histoire.
Une brute pour père
Hier soir vers 9 heures, à son domicile, sur Rampart st, près de Kerlerec st, Louis Lombard, un ouvrier, pris de boisson, a agressé son fils, Frederick, âgé de 11 ans, et l’a roué de coups de poing et de pied sur tout le corps. Lombard a ensuite attaqué une vieille femme de couleur nommée Eliza George, qui se trouvait dans la pièce du fond, et l’a battue de manière honteuse. On a constaté que le garçon avait les côtes fracturées, et l’ambulance a été appelée pour le transporter à l’hôpital. Lombard a été arrêté par le caporal Leroy et mis en prison.
Un père maltraitant, donc, la découverte qu’on rêve de faire dans la presse locale :-((
Louis est arrêté dans la soirée du 7 mars et nous entendons parler de lui à nouveau le 10 avril, à l’occasion de son audience de mise en accusation.
Certes les chroniqueurs abusent un peu sur les violons en évoquant le juge sur le point d’éclater en sanglots devant la déchirante affaire qu’on lui présente. Ils décrivent un courageux garçon qui se présente encore sur des béquilles, un mois après être intervenu pour défendre sa mère contre la brutalité paternelle. Il n’empêche qu’on imagine les tourments par lesquels a dû passer le petit Frederick, obligé de venir à la barre témoigner contre son père.
Sous le coup d’une caution de mille dollars qu’il ne peut bien sûr pas payer, Louis est renvoyé en prison en attendant son procès. Il commence par vouloir plaider non coupable puis se ravise, probablement devant l’évidence, et il écopera finalement, à la mi-avril, d’une amende de trente dollars ou trente jours de prison. Je ne connais pas le fonctionnement de la justice américaine mais je suppose que la peine infligée couvre la préventive déjà effectuée.
Comment Theresa et les enfants ont-ils traversé cet épisode de violence qui n’était peut-être pas le premier… ni le dernier ? En ce printemps 1894, le couple a déjà quatre enfants de deux à treize ans et Theresa est enceinte du cinquième.
Albert naîtra au mois de septembre alors que les Lombard ont quitté Rampart St. pour aller s’installer juste au-dessus du Faubourg Marigny, à deux pas de cette épicerie qu’ils ont peut-être fréquentée.
Au tournant du XXe siècle, la famille se maintient toujours vent debout, Theresa a quarante-et-un ans et elle s’apprête à mettre au monde Joseph Andrew qui sera son dernier, alors que les aînés, Emile, 19 ans, et Frederick, 17 ans, sont toujours à la maison.
Louis meurt en 1913 à l’âge de cinquante-neuf ans et Theresa lui survit pendant seize ans. Frédéric, le petit garçon courageux, deviendra ingénieur aux chemins de fers, se mariera en 1905, et aura des enfants du côté desquels je nous ai déjà trouvé une cousine en Louisiane. Mais je ne suis qu’au début de cette enquête-là !
23 commentaires sur “L comme Louis”
Quelle histoire…
Super intéressant d’avoir les données concernant les enfants dans le recensement ! J’aurais bien aimé voir ça en France.
Une vie de famille d’une grande tristesse, j’ai l’impression de relire « l’assommoir »… pas facile de découvrir ce genre de choses, mais j’espère que ses enfants auront eu une bien meilleure vie…
Belle journée, bises
Tu sais nous avons beaucoup de ces vies pas tellement gaies dans nos généalogies, j’ai l’impression que souvent, on « dore un peu la pilule » dans le récit…
Dans chaque famille, des personnages hauts en couleurs….,pauvre femme.
Il lui fallait bien du courage pour supporter le quotidien et toutes ses grossesses.
À demain.
C’était vraiment des vies de misère. Je me demande comment on peu regretter « le bon vieux temps »…
La deuxième semaine du challenge s’achève et le voyage est toujours aussi passionnant ! Hâte de découvrir la suite 😊
Merci, j’espère maintenir le rythme la semaine prochaine… c’est dur ! 😉
Une vie mouvementée pour lui, mais que penser de celle de sa femme et les quinze naissances !!
Elle a dû passer sa vie enceinte, quelle misère ! Je sais bien qu’elle n’était pas la seule, mais ça me fait toujours le même effet 😥
Que de questionnements, de rebondissements, c’est incroyable !
voilà un Louis que l’on laisse sans regret, par contre ma compassion va à cette pauvre Theresa.
Penser comme nos vies ont évolué en si peu de temps, finalement, ça donne le vertige ! J’ai tant de reconnaissance pour les femmes qui se sont battues pour nous faire sortir de là…
Et oui, des ancêtres « cas sociaux » il y en a partout dans nos généalogies. Mes bretons de la Côte d’Armor ont émigré sur la région parisienne à la fin du XIXème pour trouver meilleure fortune et je retrouve mon arrière, arrière Grand Père dans les journaux locaux, « ivrogne invétéré » disent les journaux, impliqué dans moultes baggares et rixes et qui fera les faits divers en 1902 pour avoir été découvert pendu dans une grange des environs. Son frère figurera également dans les journaux pour toutes sortes de baggares et procès et se suicidera d’un coup de révolver (aussi dans les journaux). La fille de mon AAGP sera également dans les journaux, passant devant le tribunal pour coups et blessures sur ses enfants mineurs….tout cela, le témoin de la misère économique mais surtout mentale bien réelle chez de pauvres gens les entraînant là où ils n’auraient certainement pas voulu être…mon arrière grand-mère que j’ai connu ne parlait JAMAIS de sa famille et maintenant je sais pourquoi. Je suis la première a découvrir cette branche bretonne pour le moins « mouvementée »…
Écoute, moi je suis une pouilleuse issue de la pouillerie, ce sont toutes mes lettres de noblesse. Et vers quelque branche que je me tourne c’est la même chose, donc quand ils restent dans le droit chemin, déjà je suis contente 😉
LOL…mais ironiquement, cette même branche bretonne est la seule qui, quand je remonte en amont, me mène au XVIIIème et même XVIème vers de la petite noblesse bretonne et quelques « écuyers »…..le statut social a donc dû tomber de sa noble monture ou de la diligence quelquepart en route….😂
une épine dans le pied ce Louis mais malheureusement dans une famille il y a souvent une brebis galeuse. Belle recherche et déductions pour ce couple.
Violine
Pas forcément une brebis galeuse… Sur cette branche, j’ai souvent confusément le sentiment d’une certaine instabilité, par exemple pour le ménage de mon arrière-grand-mère, mais sans pouvoir vraiment le confirmer. Ben pour celui-là… c’est fait 🙁
Bonjour
Je ne vois pas comment l’inscrire a votre Blog ?, merci de votre aide
Bonjour Michelle, ce n’est pas encore possible pour le moment, je ferai le nécessaire dès que le challenge sera terminé.
Bonjour Sylvaine
Un ancêtre qui t’aura causé du souci pour retrouver une partie de ses enfants . Ce n’est pas simple. Ils avaient la bougeotte . De quoi se poser des questions au vu des déclarations à l’état civil . De plus, toutes les déclarations n’ont pas été faites, donc des lacunes. Merci de cet article qui nous montre les aléas rencontrés, dans les recherches. Bon Samedi humide. Gros bisous et à Lundi pour la suite.
Oui ce n’est pas simple et avec la latence possible dans la déclaration des naissances, ce serait quasiment impossible sans l’indexation, surtout quand on est sur une grande ville comme ici.
Un personnage intrigant et un poil dérangeant…
Oui, on n’aime pas bien mais c’est ainsi. Pas de souci… je vais vous dégainer pire avant la fin du challenge !