D comme Départ

Sept-cent kilomètres pour faire la route jusqu’au Havre, le premier arrachement pour la famille. C’est maintenant qu’on perd l’habitude d’avoir un toit sur la tête, qu’on doit oublier tous ses repères et ses petites routines, qu’il faut se mettre au rythme des chariots. Après des mois à le rêver, des semaines à le préparer, c’est maintenant que le voyage commence vraiment.

De Seloncourt au Havre

Pendant la quinzaine de jours nécessaire pour rallier la côte, chacun s’adapte à son nouveau rôle : Frédéric et Jean Baptiste découvrent le souci constant de devoir veiller sur les bagages pour éviter que rien ne disparaisse du précieux chargement. C’est qu’il a déjà été réduit au plus juste pour accompagner la famille dans sa nouvelle vie, alors il s’agit maintenant de n’en rien laisser distraire. Annette et Émélie sont confrontées au casse-tête de maintenir les petits en état à peu près correct, dans des conditions plus que sommaires. Les enfants comprennent eux-mêmes que c’est le moment de se tenir à carreau pour ne pas être une source d’embarras supplémentaire.

Adieu la maison, adieu tout ce qu’on a voulu si fort quitter dans cet élan vers l’ailleurs et qui commence déjà à se voiler de nostalgie.

Lecture de la Bible en famille dans le Pays de Montbéliard – Georges Bretegnier, 1890, Musée Beurnier-Rossel, Montbéliard

Heureusement, il y a tant à regarder tout autour de soi ! Voyager, c’est donc cela, découvrir jour après jour des paysages singuliers, d’autres manières de vivre et de faire les choses. Et ce n’est que le début…

On quitte le petit pays de Montbéliard et ses courbes familières, on traverse la Haute-Saône qui est encore la terre natale de Jean Baptiste. Puis on laisse définitivement la Franche-Comté derrière soi en entrant dans le pays des vanniers.

La vraie découverte, ce sont les villes. On vient de rejoindre Belfort pour attraper le convoi venu des filatures de Mulhouse, alors on fait mine de ne pas être impressionné par Chaumont qui n’est pas plus importante. Quand on touche à Troyes et ses vingt-cinq-mille habitants, ça devient nettement plus sérieux.

Mais que dire de la capitale et de ses Parisiens qui ont déjà dépassé le million ! On a beau n’en frôler que les faubourgs, c’est un étourdissement : de quelque côté qu’on se tourne, on a de la ville plein les yeux. Quel choc quand on vit depuis tant d’années dans le petit bourg de Seloncourt et qu’on n’avait jamais connu plus grand que Beaucourt et ses deux-mille habitants !

Louis Claude Mallebranche, Vue de Paris – Source : Proantic

Puis on suit le cours de la Seine mais à partir de Paris, il y a moyen de gagner du temps sur cette dernière partie du trajet. Car depuis 1843, les Messageries Générales proposent de charger sur le train les chariots avec les voyageurs et leurs bagages et de les amener à destination en dix heures seulement. Dire que bientôt, grâce à la progression du réseau ferré, les frontières de l’Est seront à seulement deux grosses journées de la côte !

On touche enfin au Havre qui marque une nouvelle étape dans l’aventure. Cette fois-ci, il faut vraiment tout oublier et basculer dans un autre monde.

Pour commencer les gosses n’en croient pas leurs yeux de voir la mer et son horizon sans fin, eux dont les exploits aquatiques se sont jusqu’à présent limités à la mare aux têtards du grand-père. Les grands ne disent rien mais sont dans la même sidération : c’est cette étendue d’eau sans fin qu’il va falloir traverser, alors qu’il semble ne rien y avoir de l’autre côté ? Et encore, ils ont assez examiné le planisphère de l’école pour savoir qu’ils n’ont devant eux que la Manche, une simple porte d’entrée sur la vraie immensité, celle de l’Atlantique.

Guide du voyageur au Havre et aux environs, Morlent – Source : Gallica

C’est le moment de ne pas flancher, de bien fort se rappeler les lettres de Georges et de convoquer tous ses rêves d’Amérique.

Mais il faut déjà se préoccuper de faire les derniers achats sur place, avant de remettre sa vie entre les mains d’un capitaine inconnu. On va devoir se préparer à endurer les affres de la traversée pour pouvoir toucher à la nouvelle ville, à la nouvelle vie.

Le Havre

Une autre surprise pour la famille, c’est de découvrir à quel point la ville déborde d’émigrants sur le départ.

Certains quartiers, surtout la rue Royale, ont une physionomie particulière. Les magasins ne désemplissent pas. Des guides spéciaux conduisent les familles chez les commerçants et à bord des navires. Les débits sont insuffisants et les rues trop étroites pour maintenir toute cette masse de population, si bien que des chariots contenant plusieurs familles stationnent sur le quai de la Barre en longues files d’attente et que les émigrants dressent leur tente sur le quai de l’Isle et font la cuisine en plein air (Le Journal du Havre, 4 avril 1846)

Familles d’émigrants campées dans le port du Havre, dessin d’Ernest Charton
Journal d’Agriculture pratique, de jardinage et d’économie domestique, 1844. Source : Gallica

Parmi eux, certains sont même là depuis des mois, n’ayant plus les moyens de poursuivre leur voyage. Car la crise économique, qui a commencé par l’agriculture puis entraîné un marasme industriel, a mis un sérieux coup de frein aux importations de coton. Moins de navires pour sa livraison et donc moins de passages au retour pour les candidats à l’émigration ont eu pour conséquence immédiate une flambée des prix qui empêche beaucoup d’entre eux de payer l’embarquement.

Pourtant bien modestes, les Lombard se réjouissent malgré tout de ne pas se trouver parmi ce peuple fantôme contraint d’établir son campement de fortune au bord des quais, attendant un hypothétique passage obtenu par charité ou en échange d’un engagement à trimer pour plus riche qu’eux. La somme à prévoir pour gagner l’Amérique est délicate à approcher avec précision : le prix de la traversée varie rapidement en fonction de l’offre et de la demande et il est souvent difficile de savoir si les tarifs annoncés incluent ou pas la nourriture à bord ou encore la route pour se rendre au Havre. Mais entre le voyage et les frais annexes comme le passeport par exemple, le coût de l’émigration d’un adulte pour l’Amérique peut vite approcher une centaine de jours de travail d’un ouvrier, environ la moitié pour un enfant. Heureusement, la famille prépare son projet depuis longtemps et a été en capacité de financer régulièrement la traversée de l’Atlantique ; peut-être même a-t-elle quitté Seloncourt avec le contrat d’embarquement déjà conclu ainsi qu’une adresse où s’abriter en attendant le jour de l’appareillage.

Certes l’auberge à peine salubre qui est seule dans leurs moyens n’est guère reluisante, avec ses dortoirs bondés où les couchettes garnies de paille n’ont de lit que le nom. Ce n’est qu’en 1862 que la ville du Havre prendra des dispositions pour réglementer quelque peu le logement des émigrants, en imposant l’affichage des prix, en instaurant des normes de salubrité et en limitant le nombre de personnes par chambre.

Mais à tout prendre, c’est au moins un toit pour quelques jours.

Seulement ici, il faut se méfier de tout. Le commerce de l’émigration est une source de bénéfices primordiale pour la ville : en 1846, les émigrants alsaciens, allemands et suisses comptent pour un tiers de la population intra-muros du Havre. Alors il ne manque pas d’opportunistes très organisés pour essorer les candidats au départ et ramasser le peu qu’ils ont en poche. Ça commence avec l’aubergiste qui fait payer bien cher pour bien peu ; maintenant il n’y a pas intérêt à se montrer trop naïf en faisant les derniers achats.

Car si les passagers en cabine dînent à la table du capitaine, les émigrants de l’entrepont vont devoir faire leur cuisine eux-mêmes, le plus souvent avec les provisions qu’ils sont tenus d’apporter en se conformant à une note de vivres fournie par la compagnie maritime. À bord, on ne leur fournira que l’eau potable et le combustible pour la cuisson des aliments.

A titre d’exemple, voici ce que dans le sens Amérique-Europe, les capitaines sont tenus de fournir à leurs passagers d’entrepont par l’Act tout récent pris aux États-Unis le 17 mai 1848 :

Act to provide for the ventilation of passengers vessels and for other purposes
Source : A Treatise of the Law Relative to Merchant Ships and Seamen

Pour chaque passager, au moins 7 kilos de bons biscuits de mer, 4,5 kilos de riz, autant de farine d’avoine, de farine de blé, de pois et de fèves, de porc salé, 16 kilos de pommes de terre, un demi-litre de vinaigre… Ça en fait, du volume, pour une famille de sept personnes qui certes, compte parmi elle des enfants, mais aura par ailleurs probablement voulu un peu varier ce maigre ordinaire marin.

Bien sûr on a pris soin de faire quelques provisions le plus possible avant le départ, chez soi où on risque moins de se faire plumer. Mais il reste toujours des achats de frais à faire sur place, en dernière minute. Ils s’ajoutent à tout ce qu’il faut prévoir pour subsister pendant le voyage, du nécessaire pour cuisiner à la literie qui n’est bien sûr pas fournie.

Il faut aussi imaginer le volume des effets personnels, des outils, de tout ce dont on n’a pas voulu se séparer, soit qu’on y tenait par-dessus tout, soit qu’on a pensé s’en tirer à meilleur compte en l’amenant du pays plutôt que de se le procurer à l’arrivée, dans cette ville qu’on ne connaît pas. Heureusement le prix du passage inclut un forfait pour cent kilos de bagages par adulte et cinquante par enfant : plus d’une demi-tonne à charrier pour la famille Lombard, voilà qui n’est pas une mince affaire !

Le Havre, la mer vue du haut des falaises par Jean Baptiste Corot – Source : Musée du Louvre

Quand les derniers achats sont faits, on quitte pendant quelques heures le port grouillant pour aller promener les enfants vers l’épi Saint-Roch et voir la vraie mer, qui n’est pas celle des bassins et de l’horizon bouché par les fortifications. C’est le dernier moment pour se dégourdir les jambes avant d’aller s’enfermer dans l’espace contraint qui va bientôt être celui de la famille pendant de longues semaines.

Demain, après-demain, dans quelques jours, les vents seront favorables et il faudra monter sur le bateau, couper véritablement les liens avec le pays, s’en aller sur l’océan dont on ne voit pas le bout…

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Pour aller plus loin :

Pierre DEROLIN. Le transport des émigrants aux États-Unis au XIXe siècle. Recueil de l’association des Amis du Vieux Havre, 1986

Camille MAIRE. L’émigration des Lorrains en Amérique 1815-1870. Centre de recherches de relations internationales de l’Université de Metz, 1980. ISBN 2-307-50233-5

Nicole FOUCHÉ. Emigration alsacienne aux États-Unis 1815-1870. Publications de la Sorbonne, 1992. ISBN 2-859-44217-0.

Georges JEANNEY. Nos cousins comtois d’Amérique – L’émigration comtoise au XIXe siècle. Cabédita, 2007

Algred LEGOYT. La France et l’étranger : études de statistique comparée [Tome 2]

Compte-rendu des travaux de la chambre de commerce du Havre, 1862 à 1888

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