Une particule si désirable {1}

Ce fut un de mes premiers mystères de généalogiste en herbe : je remontais sans encombre la branche de mon patronyme quand je dégottai le baptême, en 1788, de mon ancêtre Le Noire à la septième génération. L’acte était surchargé d’une intrigante mention marginale.

Baptême de Louis François Le Noire à Hécourt le 14 février 1788 – Archives départementales de l’Oise 3E306/3

Suivant jugement du Tribunal Civil de
Beauvais en date du 28 juillet mil neuf cent,
l’acte ci-contre est rectifié en ce sens que

le nom patronymique y sera écrit
désormais Le Noir de Tourteauville
en quatre mots sans e à la fin de Noir.
Dont mention faite le dix août mil neuf cent

par nous, greffier du Tribunal Civil de Beauvais.

J’avais beau être toute novice, je pressentis que cet acte était inhabituel à plus d’un titre. Et déjà, un père reconnaissant dès la naissance un enfant illégitime, j’ai compris par la suite que ce n’était pas si courant. L’histoire est d’ailleurs assez croustillante pour mériter d’être contée… ce sera pour une autre fois.

Mais surtout, que signifiait l’intrusion anachronique de cette particule dans notre lignée de laboureurs et de bourreliers bon teint ?

Mon sang de gueuse républicaine ne fit qu’un tour. Mais Beauvais et les archives propres à éclaircir cette affaire se trouvant à des centaines de kilomètres de moi, j’allais devoir patienter. En attendant, je voulais essayer de comprendre : de qui venait l’initiative ?

Sur la piste du cousin rectificateur de nom

Il s’était donc trouvé, en 1900, quelqu’un pour remonter plus d’un siècle en arrière et s’arranger pour affubler son ancêtre -notre ancêtre commun- d’une particule ainsi que d’un nom à rallonge. Pour fragile qu’elle soit, la chaîne familiale n’est pas tout à fait rompue avec le Louis François Le Noire de 1788 puisque son petit-fils fut le grand-père chéri de ma grand-tante, bientôt centenaire et toujours partante pour évoquer ses souvenirs d’enfance. Et pourtant elle n’a jamais rien entendu dire de ces de Tourteauville.

La piste n’était cependant pas bien difficile à tracer. Notre Louis François Le Noire, rebaptisé à son insu quarante ans après sa mort, a quatre fils : de son premier mariage avec Marguerite Fournier lui viennent François Éléonore en 1815 et Louis François Ferdinand en 1816. Puis après son remariage avec Marguerite Adélaïde Leclerc, naissent Augustin en 1821 et deux ans après mon ancêtre, Policarpe Venant.

Sur ces quatre-là, seul l’état civil d’Augustin est rectifié de la même manière que celui de son père avec son nom transformé, toujours à titre posthume, en Le Noir de Tourteauville ; c’était donc de ce côté qu’il me fallait chercher. Il a lui-même trois enfants, Augustin en 1854, puis Faustin et Sylvanie.

Encore une fois, seuls les actes d’état civil de l’aîné, Augustin Lenoir second du nom, sont systématiquement rectifiés en Le Noir de Tourteauville à sa naissance et à son mariage. Quand il meurt, il est directement identifié par son nouveau patronyme dans le corps de l’acte, étant visiblement parvenu à ses fins entretemps. Je tenais donc mon coupable.

Augustin Lenoir, devenu Le Noir de Tourteauville

Le parcours de cet Augustin Lenoir est assez atypique. Fils aîné d’un ouvrier agricole isarien, il fait sa vie professionnelle dans la magistrature alors que sa sœur Sylvanie et son frère Faustin restent à la terre, la première mariée à un jardinier et le second comme maraîcher.

En 1879, Augustin a vingt-quatre ans et vient tout juste d’être libéré du quinzième régiment d’artillerie lorsqu’il épouse à Douai Léonie Jaspard, fille d’un marchand faïencier. L’année suivante, Léonie accouche d’un petit garçon sans vie, à la suite de quoi le couple restera sans enfant. Elle meurt quatorze ans plus tard.

Côté professionnel, Augustin débute comme secrétaire au parquet de Douai puis devient juge de paix en 1890, d’abord à Montreuil et, au fur et à mesure que sa carrière évolue, à Saint-Omer, à Auxerre, à Reims, à Villejuif pour être finalement nommé à Paris en 1910. « Magistrat distingué doublé d’un jurisconsulte éminent », comme dit de lui le Dictionnaire national des contemporains, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine de la doctrine juridique.

En 1899, son père vient juste de mourir. Qu’est-ce qui lui traverse l’esprit pour qu’à l’approche de la cinquantaine, alors qu’il est veuf et qu’il n’a pas d’enfant pour lui succéder, il se lance dans la démarche solitaire de faire modifier son nom afin de passer du très ordinaire Lenoir au ronflant Le Noir de Tourteauville ?

Toujours est-il qu’il obtient en 1900 le jugement qu’il espérait et qui, à partir de lui, remonte sur cinq générations en rectifiant toute la chaîne de l’état civil, après être parvenu à accrocher notre branche patronymique à un Le Noir, écuyer et sieur de Tourteauville au XVIIe siècle.

En remontant les générations

A partir de Louis François, il restait encore trois générations à gravir avant de parvenir à se hisser jusqu’à ce fameux escuyer que beaucoup de généalogistes traquent dans les actes, espérant se raccrocher ainsi à la petite noblesse. En remontant vers le passé à partir de notre ancêtre commun, notre branche Lenoir reste toujours dans l’Oise, dans un périmètre restreint d’une trentaine de kilomètres aux confins de la Normandie et de la Somme. Avant Louis François, qui est bourrelier, on trouve trois générations qui travaillent à la terre, principalement des laboureurs dont un connaîtra momentanément la bonne fortune d’être fermier.

Le dernier Le Noir dont la place est sure dans notre lignée est encore un François, qui vit dans l’Oise et meurt à Hétomesnil en 1763. Et c’est lui que le cousin Augustin a fait admettre comme fils de François Le Noir, écuyer (enfin !) et sieur de Tourteauville. Mais comment ?

Le dispositif du jugement

Le jugement qu’Augustin a obtenu est partiellement retranscrit dans les registres de la ville de Douai où il s’est marié. Mais son dispositif à lui seul ne m’en apprend guère plus que les mentions marginales déjà découvertes. Tout ce que j’ai besoin de savoir réside en vérité dans cet elliptique « attendu…« , contenant la motivation de la décision.

Transcription du jugement du tribunal civil de Beauvais du 28 juillet 1900 dans le registre des mariages de Douai – Archives départementales du Nord 1 Mi EC 178 R 036

En tout cas, à ce stade de mon enquête, je ne pense pas avoir été outrancièrement soupçonneuse en trouvant bien avantageuse la position d’Augustin comme juge de paix pour obtenir de ses pairs un jugement en sa faveur. Au minimum, la situation demandait à être examinée de près.

Mais pour aller plus loin, la solution était de me rendre en salle de lecture à Beauvais, aux Archives départementales, pour consulter le jugement complet avec ses attendus et connaître enfin l’argumentaire présenté aux juges par le cousin ; ce qui allait me permettre de faire d’autres découvertes…

En attendant, il était temps de m’intéresser de plus près à ces fameux le Noir de Tourteauville, et ce sera pour demain.

Série de billets écrits dans le cadre du Mois Geneatech, thème de la 3ème semaine de février :
« Une découverte que vous n’auriez pas pu faire sans vous rendre aux archives »

Épisode {2} La famille le Noir de Tourteauville
Épisode {3} Le jugement
Épisode {4} La dispense de mariage
Épisode {5} Épilogue

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