T comme Théâtre Faranta

Pendant plus de trois décennies, les mercières ont vu la vie du Vieux Carré défiler devant leur pas-de-porte. Elles y ont terminé le XIXe siècle, attaqué le XXe. Et St Ann street, à deux pas de la Cathédrale St Louis et du marché français, ça en fait du passage entre le fleuve et le haut de la ville !

En revanche, en 1878, le voisinage est encore bien calme sur le trottoir d’en face. La mercerie donne directement sur l’arrière du tribunal qui, depuis la fin de la guerre, a pris la place d’une ancienne salle de bal. Il n’y a guère que le marchand de bois, installé dans la cour du cottage créole juste en face de chez elles, pour générer un peu d’activité de ce côté-là de la rue.

En regardant vers la droite, ce n’est pas compliqué : à part la petite échoppe du cordonnier à l’angle de Bourbon street, c’est un grand terrain vague qui n’a pas encore trouvé sa vocation depuis l’incendie de l’ancien Orleans Theatre pendant la guerre. Ça ne va pas tarder, les affaires ayant horreur du vide, surtout quand il s’agit d’un emplacement de choix en plein centre de la ville.

Plan Sanborn pour 1876 – Source : Bibliothèque de l’Université Tulane

A l’automne 1879, ça commence à frémir du côté du tribunal qui déménage pour aller s’installer au St Patrick’s Hall, chez les Américains. La ville revend le bâtiment d’Orleans Street aux sœurs de la Sainte-Famille qui y installent la St Mary’s Academy, une institution pour jeunes filles. A part un peu de mouvement à l’heure des récréations, rien de bien survolté, encore.

Mais c’est sur le point de vraiment changer avec l’arrivée du Signor Faranta.

The Mammoth Summer Pavillion

A quatorze ans, Frédéric William Stempel quitte à la fois l’école et sa ville natale de Buffalo, dans l’État de New-York, pour suivre un cirque ambulant dans lequel ses exceptionnels talents de contorsionniste lui assurent vite le succès. Il a seize ans lorsqu’il débarque pour la première fois à La Nouvelle-Orléans en 1861, avec un engagement qui va le retenir pendant plusieurs années dans la ville. Puis il accepte un contrat avec le Howe’s London Show qui l’amène à se produire dans le monde entier.

Désormais connu sous le nom de scène de Signor Faranta, il revient périodiquement à La Nouvelle-Orléans entre des tournées plus ou moins longues au Brésil ou en Amérique Centrale, puis finit par décider d’y lancer sa propre entreprise de spectacle.

Au début de l’année 1883, ça s’active au coin de St Ann et Bourbon Street. On commence par ériger tout autour du terrain libre une grande palissade, au centre de laquelle on installe un chapiteau si vaste qu’il va bien mériter, avec sa capacité de deux-mille-cinq-cents places, le qualificatif de Mammoth Pavilion dont l’affuble son propriétaire. C’est la révolution dans le quartier !

Publicités des 21 et 26 février 1883 dans le Times Picayune – Source Newsbank

L’autre surprise, c’est le prix des places : dix cents seulement, c’est l’argument massue de Faranta qui vise un public très populaire et mise sur l’affluence pour rentabiliser son affaire. Et pour ce prix-là, il promet des attractions sensationnelles et affirme qu’il ne rognera pas sur la qualité de ses spectacles.

Sa stratégie est payante. Il inaugure son Mammoth Summer Pavilion avec une première représentation au soir du 21 février 1883 et connait dès ses débuts un succès retentissant.

Dépliants publicitaires pour le spectacle sous chapiteau – Source : Bibliothèque de l’Université de Louisiane

L’ambiance a dû bien changer dans le bas du Vieux Carré avec l’affluence de milliers de personnes à la matinée de midi et à la soirée de 20 heures. Bonne ou mauvaise chose pour les habitants du quartier ? En tout cas, je n’ai trouvé aucune trace de protestations dans une presse locale pourtant prompte à rapporter les moindres rumeurs de la ville. J’en déduis que finalement, personne ne s’est trouvé mal de l’initiative prise par le Signor Faranta. Il a d’ailleurs dû réussir à enjôler tout le monde, car les journaux se font rapidement l’écho de ses spectacles, avec des critiques dithyrambiques. Il faut dire aussi qu’il est un bon client de leur rubrique publicité…

Ticket au spectacle du 13 mars 1883 – Bibliothèque de l’Université de Louisiane

Qu’on se rassure, malgré la fantaisie et la variété des thèmes proposés, rien d’offensant ne viendra sous les yeux des dames et des enfants, il s’agit avant tout d’un divertissement familial. Tant d’emphase dans la réclame aussi bien que dans les articles de presse peut prêter à sourire mais ça n’était pas -seulement- du boniment. Dans ce temps d’avant la télévision, les spectacles de cirque étaient un vecteur majeur de la culture populaire aux États-Unis et ne se cantonnaient pas au contenu très spécialisé qui fut le leur par la suite. Outre les performances physiques étourdissantes et la démonstration d’animaux dressés au doigt et à l’œil, ils débordaient aussi volontiers du côté du théâtre et de la création musicale.

Au demeurant, Faranta, qui promet de renouveler constamment son spectacle, ne trompe pas son monde : le célèbre clown irlandais Johnny Patterson, par exemple, est effectivement un des artistes les plus demandés et les mieux payés du moment. Il illustre parfaitement la polyvalence des spectacles qui étaient donnés à l’époque puisqu’il est également un talentueux compositeur de musique légère. Vous pouvez écouter ici, dans une version moderne, sa jolie ballade Bridget Donahue, que nos petites mercières ont dû avoir entre les oreilles.

Et Naoni, le merveilleux jongleur, et les frères Morris, princes de comédie présentés comme éthiopiens, et les frères Lamont, agiles autant qu’herculéens, et les chants des McCarty, et les phénomènes du patinage Charles et Carrie Moore revenant d’une triomphale tournée européenne, et le chien dressé qui prédit l’avenir et donne le nom du prochain Président, et tant d’autres… Bref tout ce qu’il faut pour assurer le succès de l’entreprise et drainer vers le chapiteau des milliers de spectateurs.

Première catastrophe

C’est l’ampleur même de ce succès qui sera responsable de la panique du 18 mars, moins d’un mois après l’ouverture du chapiteau. À la suite d’une maladresse, le pétrole brûlant d’une lampe commence à enflammer une partie du chapiteau. Rien de bien grave en vérité et le sinistre est vite circonscrit, n’endommageant même pas un mètre carré de la toile.

Mais quelqu’un s’avise de crier au feu. Immédiatement les quelque mille-huit-cents spectateurs présents ce soir-là se mettent en branle dans un énorme mouvement de vague, renversent les bancs des gradins et les chaises du parterre, et se ruent vers l’unique sortie avec le résultat qu’on imagine.

Gros titres dans la presse – Source : Newsbank et Newspapers by Ancestry

Une fois la panique retombée, les secours s’organisent au mieux pour transporter chez eux ou à l’hôpital les blessés plus ou moins légers, ranimer les jeunes filles en pâmoison et rendre les enfants à leurs parents.

Le lendemain la presse stigmatisera les maris écartant leur femme et les parents abandonnant leurs propres enfants pour mieux s’échapper vers la sortie dans un mouvement de panique irrépressible… aussi bien qu’elle louera ceux des hommes faisant rempart de leur corps afin de protéger leur famille. Une brèche a bien été ouverte dans la palissade du côté d’Orleans street mais elle n’a servi à rien, les badauds accourus de l’extérieur pour ne rien rater de l’intéressant spectacle bloquant sur le champ cette issue improvisée.

he Times Democrat du 22 mars 1883 – Source : Newspapers by Ancestry

Après quelques jours, le bilan définitif de cette désastreuse soirée sera de deux femmes mortes des suites de blessures occasionnées par la bousculade. Un début de polémique surgit lorsque la police arrête Faranta le soir même de la catastrophe. Mais il est bien vite mis hors de cause sous la pression populaire et l’action de la presse, unanimes pour assurer qu’il a fait de son mieux dans ces difficiles circonstances et à deux doigt de le plaindre pour les dégâts occasionnés à son chapiteau. Ce diable d’homme s’en sort avec l’expression de ses regrets, la substitution des lampes à pétrole par la lumière électrique et la promesse d’une soirée donnée au profit des victimes… ce qui lui permet de rouvrir sans attendre son chapiteau, avec une affluence plus importante encore qu’auparavant.

Oui, vraiment, la vie a bien changé du côté de la mercerie des sœurs Lombard, qui se trouvent aux premières loges des bonnes comme des mauvaises soirées !

The Faranta’s Iron Theatre, grandeur et anéantissement

Les affaires de Faranta continuent de plus belle, portées par une recette de génie qui, sur une ville de deux-cent-vingt-mille habitants, lui permet d’en capter plusieurs milliers tous les jours -et à deux reprises certains jours- pour assurer le succès d’un spectacle dont personne ne semble jamais se lasser.

Scrapbook Faranta – Source : Bibliothèque de l’Université de Louisiane

Et elles fonctionnent si bien qu’elles lui permettent d’envisager, dès l’année suivante, la construction d’une salle de spectacle pérenne : ce sera le Faranta’s Iron Theatre, son théâtre de fer. On imagine tout de suite les galeries ornées de délicates dentelles qui sont l’étendard publicitaire du Vieux Carré… ce sera en réalité un bâtiment à structure métallique habillé de tôle ondulée, le dernier cri de l’époque en matière de bardage.

Et ça ne traîne pas : en août Faranta annonce son intention de déménager le chapiteau de toile, début septembre la ville valide son autorisation de construire, début octobre la structure est terminée et les premiers chargements de tôle arrivent en provenance de Cincinnati. Le 28 octobre 1884, le nouveau théâtre ouvre ses portes… avec la tenue d’une grande convention politique.

Plan Sanborn pour 1885 – Source : Bibliothèque du Congrès

Mais la véritable soirée d’inauguration, c’est le lundi 3 novembre qu’elle a lieu et encore une fois, Faranta ne se moque pas du monde en produisant Miss Zoe Gayton, une actrice équestre de grande renommée. En compagnie de son superbe destrier arabe Gipsey, blanc comme le lait, elle décline un spectacle dont l’argument est tiré du légendaire poème Mazeppa de Lord Byron. Encore un sacré numéro, cette Zoe, qui sept ans plus tard, à la suite d’un pari, allait traverser à pied le continent américain, d’est en ouest, en deux-cent-vingt-six jours… mais il y aurait trop d’histoires à raconter !

Malgré la diversité des spectacles toujours renouvelés et les frais engagés pour construire ce nouveau théâtre qui peut accueillir quatre-mille personnes, Faranta ne renonce pas à son plus bel argument de vente : les familles peuvent toujours venir passer un bon moment chez lui en ne déboursant pas plus de dix cents par personne, les meilleures places se vendent à 50 cents.

Les années passent sans que le succès ne se démente, le clown et acrobate renommé Charles Harding enchaînant derrière Timour le Tartar, lui-même succédant au grand drame Mexico.

Publicité Faranta – Source :  Bibliothèque de l’Université de Louisiane

On est au plein milieu de la nuit, ce 7 mars 1889, quand les alarmes incendie sont déclenchées les unes après les autres, depuis Toulouse street jusqu’à celle de Jackson Square. Parti du théâtre Faranta, le feu se propage au couvent voisin et menace rapidement les immeubles alentour sur Orleans, Bourbon et St Ann streets. Tout le voisinage se hâte de sortir ses affaires les plus précieuses pour les emporter en lieu sûr.

Au prix d’efforts surhumains, les pompiers parviennent à combattre l’incendie de l’autre côté des rues  partout où il s’est propagé pour le circonscrire à l’ilot dans lequel il a démarré. Quand ils peuvent enfin se consacrer au bloc 59, il est trop tard pour sauver quoi que ce soit du théâtre et ils concentrent leur intervention sur le couvent, qui a déjà subi de graves dommages.

Au petit matin, quand vient l’heure du bilan, le théâtre a complètement disparu ainsi que tout ce qu’il contenait de décors, costumes, mécanismes de magie et autres machineries de scène. Plusieurs autres immeubles ont subi des dommages mais il est le seul bâtiment à être entièrement détruit, avec la maison qui se trouvait à l’angle de Bourbon et St Ann streets. On évoque les braises d’un poêle ou un mégot mal éteint du côté des loges mais en réalité on n’en sait rien puisqu’à cette heure de la nuit, le bâtiment était heureusement vide sauf un gardien qui a pu se sauver.

Times Democrat du 8 mars 1889 – Source : Newspapers by Ancestry

Interrogé à chaud par les journalistes, Faranta a encore le cran d’affirmer que le public peut se tenir prêt, le spectacle va reprendre sans tarder. Mais l’affaire lui fait mal, car tout à la confiance qu’il avait placée dans les mesures anti-incendie prises à la construction de son merveilleux Iron Theatre, il l’avait assuré bien en dessous de sa valeur.

Sur St Ann Street, les dégâts se sont arrêtés au 75, à deux bâtiments de la mercerie, juste de l’autre côté du ferronnier Mangin. Les sœurs Lombard l’ont échappé belle mais je les imagine, au milieu de cette nuit agitée, réunir fébrilement tout ce qu’elles tenaient à sauver.

Ultime coup du sort

Faut-il qu’il ait de la ressource ! Faranta fait déblayer les ruines et le 18 mars 1889, moins de quinze jours après l’incendie, il redémarre sous chapiteau. Mais la machine semble tout de même se ralentir et à l’été, il s’offre quelques vacances avec son épouse. On le signale à Paris à la fin août, sur le départ pour un voyage touristique en Suisse et en Allemagne.

En novembre il est revenu à La Nouvelle-Orléans et, toujours à la recherche de sensationnel pour tenir son public en haleine, il entreprend de faire construire sur son lot une tour de bois de quarante-cinq mètres de haut pour accueillir l’attraction du moment : un Marseillais intrépide, Jean Baptiste Peynaud, saute dans le vide depuis les hauteurs les plus invraisemblables et atterrit dans un filet qui l’arrête juste avant le sol. Il a même cherché à sauter de la Tour Eiffel mais sans recueillir l’accord des autorités parisiennes.

Gros titres dans la presse – Source : Newsbank et Newspapers by Ancestry

Depuis plusieurs jours, il se produit avec succès chez Faranta mais ce 29 novembre, quelque chose ne tourne pas rond. Peynaud plonge comme d’habitude la tête la première mais ne parvient pas à se retourner correctement ; il retombe lourdement sur les reins et ne rebondit pas sur le filet comme il a coutume de le faire. On l’emporte à son domicile sans qu’il ait retrouvé les sensations de ses membres inférieurs. Après un léger mieux qui laisse espérer une issue favorable, il meurt finalement chez lui le 2 décembre 1889.

Cette fois c’en est trop, ce dernier coup du sort a raison de la passion de Faranta à jouer l’amuseur pour les Néo-Orléanais. Il quitte la ville pour se lancer dans des affaires plus tranquilles et ouvre, à Chicago, un hôtel qu’il appellera tout de même The Orleans, avec un restant de nostalgie.

Plan Sanborn pour 1896 – Source : Bibliothèque du Congrès

Du côté de la mercerie, c’est le retour au calme le plus plat. Après l’incendie du théâtre et le départ du génial saltimbanque, les sœurs de la Sainte-Famille rachètent ce terrain voisin du leur et y construisent un orphelinat. De nouveau à dix ans d’écart, ce dernier plan Sanborn matérialise la nouvelle réalité du quartier.

Épilogue

On peut retirer le Nordiste de La Nouvelle-Orléans, mais il faut croire qu’on ne peut pas retirer La Nouvelle-Orléans du Nordiste une fois qu’il s’en est entiché. En 1904, le Signor Faranta est de retour dans la ville de tous ses malheurs, n’en ayant probablement retenu que les bons épisodes.

De son côté, la ville ne lui gardera pas rancune de lui avoir apporté son lot de catastrophes en un lieu où tout n’aurait dû être que plaisir et amusement. Il devait probablement être un grand charmeur et aussi un peu un magicien pour savoir ainsi jeter un voile sur les mauvais souvenirs. C’est ce qu’on devine derrière les mots que publie The Orleans Item en 1904 : To-day his hair is white, but there is the same genial smile and pleasant personality. Après s’être fait un peu oublier loin de la Louisiane, il revient s’installer dans cette ville qu’il a tant aimée, tant divertie et qui lui a finalement si peu porté chance.

Il en devient un des notables, militant activement au sein du Elks Lodge de La Nouvelle-Orleans, une société philanthropique renommée aux États-Unis. À sa mort en 1924, il sera inhumé dans le caveau collectif de l’ordre, au Greenwood Cemetary.

Caveau du BPOE à Grenwood Cemetery – Source : Find A Grave

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