O comme Oh ! Surprise !

Au moment d’évoquer mes deux George Frédéric, j’étais restée un peu frustrée de ne pas avoir découvert le décès du frère cadet et de devoir me contenter d’une fourchette allant de 1860, où Frédéric vient déclarer la naissance de sa dernière fille, Délia, jusqu’à 1872, où Annette apparaît pour la première fois comme sa veuve. Le moment où se place le décès du père était pourtant important pour mieux comprendre le parcours de cette branche Lombard.

Miracle du ChallengeAZ ! Après tant de vaines recherches, voilà qu’il vient innocemment à moi alors que je vérifiais autre chose, tout simplement un lien pour sourcer une publication à boucler. C’est pourquoi j’aime tant les petits bonheurs de la sérendipité, pourquoi je ne suis pas tentée par un journal de recherche trop rigide, et pourquoi ça peut parfois servir de revenir sur des chemins qu’on a déjà parcourus.

Et s’il ne s’agissait que de l’acte de décès de Frédéric… Non, celui-là, il faudra peut-être faire une croix dessus vu les circonstances. Mais ce que je viens de découvrir, c’est en réalité le dossier de succession du couple Lombard qui se révèle évidemment bien plus riche et m’amène donc à restructurer quelque peu le parcours que j’avais imaginé en Louisiane. C’est ainsi qu’après avoir évoqué la seconde génération déjà dans son âge adulte samedi dernier avec Louis, puis hier avec Émilie et la mercerie Perrissin, je reviens aujourd’hui sur leurs débuts à La Nouvelle-Orléans.

Flashback sur l’enfance…

Annette et Frédéric ont eu sept enfants. Les trois premiers ont pris le bateau avec eux pour transplanter leurs jeunes racines de la Franche-Comté vers l’autre côté de la terre. Les quatre suivants ont été semés directement en sol américain.

Émilie est l’aînée des petits Français. À l’été 1849, au moment où il faut partir sur l’Océan, elle a dix ans ; elle est suivie d’Émile, qui est quatre ans plus jeune, et du bébé Louisa, qui vient tout juste d’avoir deux ans.

Comment les enfants, qui n’ont rien choisi, ont-ils vécu leur changement de vie ? En arrivant à La Nouvelle-Orléans, ils se découvrent des cousins américains de leur âge, ou à peu près, qui les aideront sûrement à s’approprier leur nouvel univers. L’école aussi contribuera à leur adaptation puisque les deux aînés la fréquentent dès la première année.

Recensement de 1850, indiquant les enfants scolarisés dans l’année – Source : FamilySearch

La famille d’Annette et de Frédéric s’implante pour de bon dans sa vie louisianaise avec la venue au monde d’un nouveau petit frère, Charles, en 1850.

Les débuts à Trémé

Le Faubourg Trémé est issu du lotissement d’une ancienne plantation qui a permis à la ville de s’agrandir vers l’ouest, dans le prolongement du Vieux Carré. Un quartier pauvre, et un véritable creuset des cultures africaine, caribéenne, française et espagnole.

Il est en effet majoritairement habité par des personnes de couleur libres et ceux qui, parmi les esclaves, sont autorisés à avoir leur propre logement. Il est l’illustration d’une tendance très locale à porter un regard plus tolérant sur les rapprochements entre les populations noires et blanches.

Car la Louisiane -et particulièrement La Nouvelle-Orléans- est moins intransigeante que le reste du Sud esclavagiste envers les relations considérées à l’époque comme interraciales. Il en résulte des unions qui ne peuvent pas davantage qu’ailleurs être officialisées ; mais il arrive que l’affranchissement soit accordé aux enfants issus de relations entre les maîtres et leurs esclaves. Ces premières générations affranchies se trouvent ainsi à l’origine de lignées d’ascendance africaine nées dans la liberté sur le sol américain. Avec les réfugiés de Saint-Domingue arrivés au début du siècle et les descendants des personnes asservies qui ont pu racheter leur liberté lors de la période espagnole, ils forment la classe intermédiaire des gens de couleur libres.

On comprend vite, au gré des fouilles dans les archives, la signification du fmc, homme de couleur libre, et du fwc, femme de couleur libre, qui ne manque toutefois jamais de leur rester attaché.

Abréviations au Gardner’s directory de 1861 – Source : Gale Primary Source

Au cœur de la Louisiane, La Nouvelle-Orléans est également une ville où une relative marge d’autonomie peut être consentie aux personnes réduites en esclavage : la possibilité d’aller et venir pour vaquer aux obligations du ménage dont elles ont la charge, le privilège fragile et constamment menacé de se retrouver le dimanche à Congo Square pour échanger et partager leur culture africaine ; et pour certains ouvriers spécialisés dont les propriétaires louent la main-d’œuvre en ville, la permission d’avoir leur logement indépendant.

Trémé est aussi habité par des créoles blancs et des nouveaux immigrants, appartenant généralement aux classes très populaires car les Néo-Orléanais aisés dédaignent cette zone de mixité. Le quartier doit convenir à George puisqu’on l’y trouve avec Marie Anne et leurs cinq enfants en 1850 et qu’il y est encore, à la même adresse, presque vingt ans plus tard.

C’est par conséquent là que Frédéric et Annette installent leur foyer à la descente du bateau et c’est là que naît Charles, sur Orleans Street, à la hauteur de Miro. Deux ans après, ils sont restés dans le Faubourg mais se sont rapprochés du Vieux-Carré et s’ils vivent toujours sur Orleans Street, c’est désormais sept îlots plus bas, juste à la tombée de Trémé Market.

Clarence Millet – Trémé Market

Jean Baptiste meurt là en 1852, chez son fils, trois ans après avoir débarqué à La Nouvelle-Orléans. Avec leur grand-père, les petits Français perdent un des liens qui les rattachait à leur monde d’avant, celui des collines franc-comtoises. Mais ne sont-ils pas déjà devenus de parfaits petits Louisianais ?

La maison de Rousselin Alley

Le 11 juin 1852, Frédéric achète à François et Joseph Lopinot deux lots de terre qui couvrent ensemble une superficie de 635 mètres carrés. Il lui en coûte la somme de soixante-dix piastres (le nom que les francophones donnent aux dollars), qu’il règle pour moitié au comptant, le jour de la vente. Ses vendeurs lui accordent six mois pour s’acquitter du solde de sa dette.

Acte de vente Lopinot / Lombard du 11 juin 1852 – Source – Ancestry

Cet acte de vente est l’une des bonnes surprises contenues dans le dossier découvert la semaine dernière.

Annette et Frédéric vont donc quitter l’environnement très animé de Trémé Market pour une campagne située à deux bons kilomètres plus au nord et bien plus calme, comme le suggère sa localisation à l’acte : derrière cette ville. D’ailleurs sur les plans contemporains de l’acquisition, le lotissement de cette partie de La Nouvelle-Orléans est en cours et Rousselin doit n’être encore qu’un sentier perdu dans les herbes ; elle n’apparaîtra en effet sur ces plans, avec un véritable statut de rue, que trente ans plus tard, alors qu’on s’avance déjà vers le XXe siècle.

La rue et la parcelle Lombard situées sur le plan Norman de 1854 – Source du fond de carte : Bibliothèque du Congrès

La famille s’est installée dans sa nouvelle maison lorsqu’en mars 1853, Frédéric vient déclarer la naissance du petit George Louis… dont on sait déjà qu’il va si mal tourner. Le père exerce toujours son métier de mécanicien et dit habiter à Dorgenois Street, une adresse qu’il ne prend même pas la peine de préciser davantage tant elle doit se trouver perdue au milieu de nulle part. C’est toujours dans la maison familiale de Rousselin Alley que naîtront Amanda, en 1855, et en 1860 la petite dernière, Délia.

De Trémé Market à Dorgenois Street – Fond de carte Mitchell 1865, source : David Rumsey Map Collection

L’atlas Robinson de 1883 et le plan Sanborn de 1896, levés probablement plusieurs années avant leur date officielle de publication mais toujours au moins deux bonnes décennies après l’installation des Lombard dans le quartier, donnent encore à voir une zone à l’habitat qui reste très dispersé. Alors j’imagine qu’en 1852 ils ont été parmi les premiers, si ce n’est les premiers, à y construire leur maison et qu’ils ne devaient pas tellement être dérangés par les voisins.

Atlas Robinson et plan Sandborn – Sources : Orleans Parish Clerk of Civil District Court et Bibliothèque du Congrès

Ce n’est donc pas la place qui manque mais pourtant, parmi les quelques maisons représentées à la fin du siècle, on distingue déjà le profil typique des shotgun houses si familières dans le sud des États-Unis et, en particulier, à La Nouvelle-Orléans. Ces maisons de plain-pied à structure bois, étroites et tout en longueur, dans lesquelles les pièces se présentent en enfilade avec leurs portes alignées, sont une véritable signature de l’architecture urbaine locale. Il n’y a pas de place perdue pour un couloir… pas trop de place non plus pour l’intimité mais on semble assez bien s’en accommoder. Comme on est loin des maisons franc-comtoises, conçues pour les longs hivers et repliées sur leur intérieur !

La légende, tenace mais qui semble bien n’être qu’une interprétation a posteriori, veut que le nom de coup de fusil donné à ces maisons typiques tienne à leur disposition intérieure si particulière ; il se raconte que si l’on ouvrait toutes leurs portes en enfilade et qu’on tirait un coup de fusil à la porte de devant, les plombs ressortiraient tout droit dans la cour arrière.

Simples ou doubles, abandonnées ou revenues en grâce dans des restaurations très colorées,
les shotgun houses de La Nouvelle-Orléans aujourd’hui

La configuration de la parcelle achetée par les Lombard a beaucoup changé avec la densification urbaine et si les shotgun houses demeurent incontestablement les reines du quartier, celles qui y ont été implantées dans leur version moderne ont malheureusement effacé jusqu’au souvenir de la maison qu’ils ont bâtie, dans leur coin de campagne, en 1852.

Corner Aubry and Dorgenois – Source : Bibliothèque du Congrès et Google Earth Pro

Annette a mis au monde sept enfants entre 1839 et 1860, entre la France et la Louisiane. Elle a quarante-et-un-ans à la naissance de sa cadette et Frédéric en a quarante-quatre. Pendant longtemps, l’arrivée de Délia a été la dernière trace qu’il m’a laissée dans les archives.

Une trace en creux, d’ailleurs : la rédaction de l’acte met bien en évidence le fait que Frédéric s’est présenté lui-même –personaly appeared Mr Frederic Lombard (…) in the presence of the aforesaid Frederic Lombard– mais il ne signe pas à l’acte alors qu’il l’a toujours fait pour les précédents. Et curieusement, bien qu’il ne soit pas cité dans les comparants, c’est la signature de son gendre qui apparait bien lisiblement au bas du document, comme seul membre de la famille.

Naissance de Délia Lombard le 9 mai 1860 – Source : FamilySearch

À mettre sur le compte d’une étourderie administrative ou à interpréter comme un indice ayant du sens ?

Je sais aujourd’hui, grâce à la requête des héritiers formulée au moment de régler la succession des parents, que Frédéric a été enlevé à sa famille deux ans après la naissance de Délia, le 2 septembre 1862.

Mention de la mort de Frédéric le 2 septembre 1862 – Source – Ancestry

Entretemps Émilie, l’aînée des enfants, s’est mariée en 1857 et la famille s’est donc trouvée augmentée de Jean Baptiste Perrissin. Il semble bien que rapidement après la noce, elle ait installé son couple chez ses parents ; en tout cas, l’acte de naissance de Délia nous prouve qu’en 1860, Jean Baptiste n’était plus à Pont-Auzenne mais bel et bien à La Nouvelle-Orléans.

Les deux ménages ont la même adresse, comme l’indiquera, vingt ans plus tard, l’inventaire après décès de Jean Baptiste. Peut-être le jeune couple vit-il, à côté des parents Lombard, dans le deuxième canon d’une double-barrel shotgun house ? Tous ces petits détails qu’on aimerait connaître…

Succession de Jean Baptiste Perrissin en 1878 – Source : Ancestry

Comment est mort Frédéric ? Dans quel contexte ? Là encore, il faut bien accepter qu’un certain flou subsiste. C’est une période troublée pour La Nouvelle-Orléans, prise dans la tourmente de la guerre civile. Buttler est entré dans la ville avec ses troupes le 1er mai 1862, et l’occupation par l’Union va durer jusqu’à la reddition du Sud, en 1865. Alors on peut comprendre que la tenue de l’état civil en ait quelque peu pâti.

Frédéric disparu, Jean Baptiste ayant probablement rejoint les troupes confédérées, les deux femmes -mère et fille- doivent s’organiser entre elles, à Rousselin Alley, pour prendre en charge les plus petits.

Qu’est devenu Émile, l’ainé des garçons né en France en 1843 ? Vingt ans, le bel âge pour être soldat… Peut-être a-t-il lui aussi endossé l’uniforme gris, comme en fait obligation aux jeunes gens la loi sur la conscription votée par le Congrès confédéré en mars 1862. Toujours est-il que vingt ans plus tard, ils ne sont plus que six héritiers à se présenter devant le juge. Du petit garçon embarqué sur le Cromwell à la fin de l’été 1849, je n’ai comme dernière trace en Louisiane qu’une ligne dans le recensement de 1850 et la certitude de sa mort lorsque se règle, en 1881, la succession de ses parents dans laquelle il ne figure pas.

Réfugiés quittant leur ferme – Source : National Archives

Mais il faut encore assurer le quotidien de Louisa, quinze ans, Charles, douze ans, Louis, neuf ans, Amanda, sept ans et Délia, deux ans ; une période d’incertitude, de violence et de privations qui a certainement dû être compliquée à traverser pour Annette et son aînée, Émilie, avec la responsabilité de tous ces enfants.

La guerre passe sur la Louisiane et comme toutes les guerres, celle-là se termine. En 1874, je place toujours le couple Perrissin chez Annette. Émilie et Jean Baptiste ont pris l’habitude de faire les trois kilomètres qui les séparent de St Ann Street, pour aller ouvrir leur magasin de dry goods.

Annuaires et plan de l’exposition de 1885 – Sources : Gale’s City and Business Directories et David Rumsey Map Colle

Un petit décryptage s’impose : dans l’annuaire, lorsqu’il y a deux adresses pour une personne, la première correspond à son activité professionnelle et la seconde, précédée d’un r. (pour residence) est celle de son domicile. Cor. est l’abréviation de corner et North Dolhombe est l’ancien nom de Dorgenois. Bref, tout en ayant leur activité professionnelle dans le Vieux-Carré, au 71 de St Ann Street, Émilie et Jean Baptiste habitent à l’angle d’Aubry et de Dorgenois streets, la localisation de la maison d’Annette.

C’est d’ailleurs à la même adresse, et à très peu de temps d’écart, que le rendez-vous sera donné aux proches et aux amis pour les funérailles du gendre et de sa belle-mère.

Avis de décès de Jean Baptiste Perrissin et d’Annette Lombard – Source : Jefferson Parish Library

Jean Baptiste Perrissin meurt le 7 novembre 1877 et moins de deux mois après son gendre, c’est Annette Lombard qui disparait, emportée par une bronchite. Maintenant que les deux parents ont quitté ce monde, la maison de l’enfance va devoir être vendue, la fratrie se disperser, la famille se recomposer autrement. C’est pour un prochain épisode où nous suivrons les quatre sœurs.

Vers l’article suivant P comme Plans Sanborn


Pour aller plus loin :

Geneviève PICHÉ. À la rencontre de deux mondes : les esclaves de Louisiane et l’Église catholique,
1803-1845

Nathalie DESSENS. Les réfugiés de Saint-Domingue à La Nouvelle-Orléans

Preservation Resource Center. Evolution of Historic Neighborhoods and New Orleans House Types, part I and part II

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