Les enfants de Mère Lise

Une des découvertes qui m’a le plus marquée, dans notre généalogie familiale, est l’histoire de mon arrière-grand-mère paternelle, probablement parce qu’elle incarne à mes yeux l’existence terriblement difficile traversée par beaucoup de nos ancêtres féminines alors qu’elle est pourtant si proche de moi. C’est en effet une aïeule que j’ai connue même si je n’en ai pas de véritable souvenir personnel puisque je n’avais pas encore cinq ans à sa disparition. Le Généathème de ce mois-ci, les naissances multiples, me donne l’occasion de revenir sur sa vie.

Mère Lise, c’est ainsi que l’appelait mon père dont elle était la grand-mère maternelle ; mais pour l’état civil, elle était Marie Louise Ernestine Monnier. Elle naît en 1875, alors que la Commune et sa répression viennent de déchirer Paris ; et moi qu’elle a tenue sur ses genoux, je raconte aujourd’hui son histoire sur internet… C’est à ces repères que je mesure le grand écart entre son monde et le mien.

En 1955, à l’occasion de ses quatre-vingts ans

Elle voit le jour à Longevelle, en Haute-Saône, dans un foyer qu’on retrouve, vingt ans plus tard, installé à Dampierre-les-Bois, une cinquantaine de kilomètres plus à l’est. Ce sont probablement les opportunités de trouver du travail qui ont fait bouger cette famille dont le père est journalier, sans qu’on puisse bien savoir dans quelle partie.

Le bassin d’emploi de Montbéliard a en tout cas connu une forte industrialisation tout au long de ce XIXème siècle sur le point de se terminer. En 1898, lorsqu’elle épouse Alphonse Harrisson lui-même voiturier, Marie Louise gagne sa vie comme ouvrière de fabrique.

Le mariage a dû être planifié un peu rapidement car un premier enfant est déjà en route. Marie Louise la catholique prend tout de même soin de décrocher sa dispense auprès du diocèse de Besançon, le 29 avril, avant d’officialiser son union, le 10 mai, avec Georges le protestant.

Il était temps… Cinq mois plus tard, le 14 octobre 1898, débarque le petit Henri. Et à partir de là, les grossesses se succèdent à un rythme invraisemblable dans la vie de Marie Louise : entre 1898 et 1911, elle met au monde quatorze enfants.

Je n’imagine pas qu’il puisse être possible de voir l’enchaînement de ces naissances comme un parcours de félicité.

Il est peu probable en effet qu’elles résultent d’un véritable choix de vie dans cette famille modeste qui a dû affronter une adversité jamais démentie. Mais surtout, Marie Louise, à des moments divers de sa vie, verra partir avant elle douze des enfants auxquels elle a donné le jour.

Bien sûr, si j’en parle à l’occasion de ce Généathème, c’est parce que quatorze enfants n’ont pas pu naître dans un laps de temps aussi court sans grossesses gémellaires. A trois reprises, Marie Louise accouche de jumeaux et toujours avec la même malheureuse sanction : en 1902 Georges et Marie morts à un et deux mois, en 1905 Alfred et René morts dans la journée de leur venue au monde, en 1910 Louise et Alfred morts à deux jours…

Mais encore Alphonse en 1900, mort à cinq jours, Paul en 1903, mort à deux mois, Ernestine en 1907, morte à trois ans, René en 1908, mort à un mois.

Marie Louise accompagnera finalement quatre de ses enfants à l’âge adulte, et aura encore la douleur d’en voir deux quitter la vie avant elle.

C’est d’abord son Alphonse qui s’engage volontairement alors qu’il vient tout juste d’avoir dix-huit ans et que l’interminable première guerre du siècle est sur le point de se terminer. Moins de deux ans après, il perd la vie dans l’accablante chaleur de la bataille de Yénidjé, sur un lointain champ de bataille où son régiment combat les nationalistes turcs de Kemal, aux côtés de la Légion arménienne.

Journal officiel de la République française du 7 juillet 1928 – Gallica

J’imagine l’angoisse de Marie Louise dont l’aîné, Henri, est lui aussi sous le coup d’un engagement volontaire de cinq ans qui ne prendra fin qu’en 1921. Et comme si le sort ne n’était pas assez acharné sur elle, elle devient veuve en 1924, alors que son mari vient d’avoir cinquante-cinq ans.

Elle reste seule avec ses deux filles encore bien jeunettes : Georgette aura dix-huit ans trois jours après la mort de son père et peut se débrouiller seule mais Jeanne, ma future grand-mère, n’a que treize ans. A bout de ressources, elles quittent leur Franche-Comté natale et viennent toutes les trois s’installer à Paris où Georgette trouve un emploi d’ouvreuse dans un cinéma et se met rapidement en couple avec celui qui deviendra son mari. Marie Louise, de son côté, prend une loge de concierge rue de Maubeuge, pour subvenir à ses besoins et à ceux de Jeanne.

Les années passent, Marie Louise reste proche de ses deux filles et voit épisodiquement son aîné, Henri, revenir chez elle au gré d’une vie chaotique navigant entre engagements militaires, divorce et petites condamnations. Mais elle doit encore subir la perte de ce garçon-là, emporté par l’alcoolisme en 1951. Il a cinquante-deux ans et sa mère en a soixante-seize.

Quatorze ans de grossesses quasiment sans interruption et une existence traversée par les deuils… Où Marie Louise a-t-elle puisé les ressources pour supporter ce parcours rempli d’épreuves ? C’est à se demander si Nietzsche n’a pas écrit pour elle ce qui est devenu le mantra de la résilience : Ce qui ne me tue pas me rend plus fort.

Quand je pense à sa fin de vie, je me dis qu’elle a tout de même connu la douceur de la passer avec ses deux filles. Car les trois femmes sont restées ensemble, vivant jusqu’à leurs derniers jours dans un grand appartement au pied de la butte Montmartre : le couple de Georgette qui n’a pas eu d’enfants et ma grand-mère restée seule après un divorce puis une séparation. C’est là, entre elles deux, que Mère Lise s’est éteinte en 1962, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Soixante-trois ans s’étaient écoulés depuis la mort de son premier enfant, onze ans depuis celle du dernier.

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