K comme Klotz et ses cracKers

George, l’aîné des deux frères, est donc ingénieur. C’est un terme un peu trop générique pour nous renseigner à lui seul sur son activité, d’autant qu’il faut le replacer dans le contexte de l’époque. Les dictionnaires aussi bien anglais que français commencent tout juste à l’extraire de la sphère militaire et à considérer que des ingénieurs civils puissent superviser la construction de grands ouvrages publics comme les canaux ou les aqueducs.

Mais les techniques évoluent si rapidement dans cette période d’industrialisation galopante ! C’est encore la presse qui va nous orienter vers le champ d’action de George. Et après lui, son fils et son petit-fils reprendront le flambeau.

George l’inventeur

En 1859, le Times Picayune met en avant le génie du sud-ouest, en passant en revue les brevets récemment déposés par des inventeurs locaux. Parmi eux figure notre George Frédéric qui a protégé en Angleterre, deux ans auparavant, sa découverte for improvement in steam engines, des perfectionnements dans les machines à vapeur.

Times Picayune du 19 mai 1859 – Source : Newspapers by ancestry

Après des tâtonnements et des avancées significatives depuis des décennies,  la vapeur devient la grande affaire du XIXe siècle. À la différence des énergies éolienne et hydraulique, elle va en effet permettre aux industriels de s’affranchir des caprices de la nature. C’est le domaine dans lequel travaille George et il compte bien y apporter des améliorations qui marqueront son temps.

Quand j’ai découvert ce dépôt londonien dans la presse, j’ai espéré qu’il n’ait pas limité à l’Angleterre la protection de son invention. Cette intuition était la bonne : il a bien pensé qu’elle méritait aussi d’être brevetée en France. Il confie donc la défense de ses intérêts à Adolphe LeBlanc, ingénieur à Paris, et obtient le fameux brevet SGDG –sans garantie du gouvernement- qui lui permettra de se prévaloir d’une antériorité au cas où il se ferait piquer son idée.

Le brevet de George – Source : archives INPI

Il est question dans son mémoire de doubles pistons dans des doubles cylindres et de boîtes à plans inclinés prévus pour  optimiser le rendement de la vapeur (??? no comment). Dans une addition au brevet initial qui fait l’objet d’un certificat deux ans plus tard, il y a même de bien jolis dessins.

Le brevet de George – Source : archives INPI

Je remarque au passage qu’en suivant toutes les lettres de l’alphabet, des cylindres aa’ aux boîtes u  en passant par l’excentrique r, George déroule presque son petit challenge AZ personnel pour décrire son invention !

Le brevet de George – Source : archives INPI

Est-il vraiment nécessaire de préciser que je ne comprends rien à l’argumentaire qu’il développe dans ce mémoire ? Mais au final, j’adore l’idée qu’il ait mis sa créativité et toute son énergie inventive au service… des petits gâteaux.

Margaret Haughery

Née en en 1813, Margaret Gaffney monte à cinq ans sur un bateau pour l’Amérique, fuyant avec sa famille la misère de l’Irlande. En 1822, l’épidémie de fièvre jaune qui ravage Baltimore emporte ses deux parents à quelques jours d’intervalle et Margaret se retrouve, bien jeune, livrée à elle-même, ce qui la privera notamment de l’éducation la plus élémentaire.

À vingt-et-un ans, elle épouse Charles Haughery et l’emmène à La Nouvelle-Orléans, sous un climat qu’elle espérait plus propice à protéger sa santé défaillante. Mais deux ans après, la maladie a déjà emporté et son mari et la petite fille qu’ils ont eu tous les deux. Margaret se retrouve à nouveau sans famille.

Margaret, by Jacques Amans, vers 1842. Source : Ogden Museum, New Orleans

Malgré tous ces vents contraires, ou peut-être à cause d’eux, son histoire est l’archétype d’une success story à l’américaine. Restée veuve, Margaret Haughery peut librement disposer des revenus de son travail et posséder des biens en propre. Tout en s’employant comme blanchisseuse au Grand Hôtel Saint-Charles, elle consacre son énergie et le peu d’argent qui lui reste sur son salaire à secourir les orphelins fabriqués par les épidémies puis bientôt par la guerre civile. Il se raconte que pour les nourrir, elle commence par  acheter deux vaches qui la mettront rapidement à la tête d’une laiterie rentable et d’un troupeau de quarante bêtes.

Son absence d’instruction n’empêche pas Margaret de faire preuve d’un sens des affaires tel qu’ayant pris des intérêts dans une boulangerie qui périclite, elle en fait un établissement renommé qui sera à l’origine de sa fortune. Elle se préoccupe toujours des plus démunis et poursuit son œuvre philanthropique, contribuant notamment à la fondation de plusieurs orphelinats. Elle y gagne les surnoms tous plus éloquents les uns que les autres de Sainte Margaret, la Mère des orphelins ou l’Ange du Delta.

Photo et statue de Margaret

Elle devient vite une figure emblématique de la Nouvelle-Orléans. La légende construite de son vivant et enjolivée par la suite pousse probablement sous le tapis quelques pans plus sombres de son histoire ; elle raconte en tout cas qu’elle était entourée à la fois par les plus pauvres, reconnaissants pour l’aide qu’elle leur apportait, et par les plus riches, friands de ses conseils avisés.

Ayant démarré sans rien dans la vie et restée jusqu’à la fin de ses jours illettrée –Margaret Hauguery signe encore son testament d’une simple croix- cette femme d’affaire redoutable laisse derrière elle une succession de presque 50 000 dollars, en dépit des sommes conséquentes consacrées tout au long de sa vie à ses œuvres de charité.

Copie du testament de Margaret Haughery dans son dossier de succession – Source : Ancestry

À sa mort en 1882, la ville lui fait des funérailles dignes d’un personnage d’État et érige rapidement en son honneur une statue identifiée d’un seul mot : Margaret.

Et dans cette vie édifiante, me direz-vous, où est la vapeur, où est le K, où est le lien avec George ?

Bernard Klotz & Co

La vapeur, le K et George arrivent séance tenante avec Mr Klotz.

Time Picayune des 12 septembre 1879 et 26 mai 1883 – Source : Newspaper by Ancestry

Le florissant établissement fondé par l’opiniâtre Irlandaise, Margaret’s Steam and Mechanical Bakery, est connu pour être la première boulangerie à vapeur du Sud des États-Unis.

Cette seconde moitié du XIXe siècle est l’époque de la mécanisation triomphante. Et la puissance motrice de la vapeur pénètre partout, y compris dans l’industrie alimentaire, comme en témoigne cette série d’images pédagogiques éditées en France par un industriel du bouillon bien connu.

Liebig, boulangerie à vapeur et série « Notre pain quotidien »

C’est évidemment un tournant que Margaret Haughery ne pouvait pas rater pour faire prospérer son commerce. Cependant si son flair lui permettait de prendre quasiment à coup sûr les bonnes décisions pour développer ses affaires, elle n’en restait pas moins tributaire des autres pour tout ce qui touchait à la chose écrite, et condamnée s’en remettre à eux sur ce point.

Klotz and Co, fabricant de pain, de crackers, de cakes, de macaroni, de vermicelle… et de bon bons !

Dans la dernière partie de sa vie, elle s’associe pour moitié dans son affaire de boulangerie avec Bernard Klotz, arrivé tout jeune de Strasbourg avec sa famille et qui aurait débuté chez elle comme apprenti. Après sa mort, c’est lui qui deviendra le seul patron de la boulangerie, dans des circonstances d’ailleurs plus ou moins douteuses : lors de la liquidation de la succession, il est en effet mis en cause pour avoir minoré les actifs de l’entreprise afin d’avoir le moins possible à reverser aux œuvres caritatives auxquelles Margaret avait légué la quasi-totalité de sa fortune.

Je ne sais pas si George était déjà dans l’entreprise du temps de Margaret, ni combien de temps il y est resté. Mais une chose est certaine : en 1885, le Soards’ Directory le place bien travaillant pour Bernard Klotz & Co.

Soards Directory de 1895 – Source : Gale Directory

J’aime imaginer le parcours qu’il devait suivre pour se rendre de chez lui à la Margaret’s steam & mechanical bakery, sur St Peter Street. Il traversait presque tout le Vieux Carré en enfilant Bourbon Street, une promenade de santé de deux kilomètres qui le faisait passer à quelques pas de la mercerie de ses nièces. Peut-être s’y arrêtait-il pour un petit bonjour et se faire offrir le café du matin ?

Une dynastie d’ingénieurs, de la boulangerie au sucre

J’aime aussi savoir que les Lombard ont travaillé comme ingénieurs de père en fils, l’aîné ouvrant la voie au plus jeune puis le fils conservant à ses côtés son prédécesseur vieillissant.

Ça commence donc avec George qui exerce pendant au moins deux décennies en résidant sur Tonti Street. Son fils Frédéric Achille lui fait bien quelques frayeurs au moment d’entrer dans l’âge adulte mais il s’assagit vite pour suivre la même voie que lui : on le retrouve ingénieur, lui aussi, à partir de 1876. Il va très rapidement s’installer dans le Faubourg Marigny où il restera jusqu’à la fin de ses jours, en 1902.

Une rue du Faubourg Marigny vers 1821, par Felix Achille de Beaupoil. Source : The Historic New Orleans Collection

Tout en travaillant aux côtés de son père, Frédéric Achille prépare lui aussi l’avenir en faisant démarrer son propre fils Anatole qui le rejoint en 1888, alors qu’il a tout juste vingt ans. Une troisième génération de Lombard est dans le métier, la relève est assurée !

C’est le recensement de 1900 qui fournit une piste sur la branche dans laquelle travaillaient Frédéric Achille et Anatole cette année-là.

Recensement de 1900 – Source : FamilySearch

Sugar House pour Frédéric et Refinery (Refy) pour Anatole : ils travaillent donc tous les deux pour l’industrie du sucre, une occupation majeure en Louisiane. Si on peine à imaginer à quel point La Nouvelle-Orléans était une ville industrieuse au tournant du XXe siècle, cette gravure de 1884 en donne une petite idée, avec toutes ses fabriques et ses cheminées d’usines.

Harper Weekly du 13 décembre 1884 – Source : HathiTrust Digital Library

Depuis que la transformation de la canne à sucre s’est industrialisée, elle a quitté les plantations pour être centralisée dans de grandes raffineries où les planteurs envoient désormais leur récolte brute. En 1900, deux compagnies fonctionnent encore en plein cœur de la ville, à la lisière du Vieux Carré et des quais : la Planters’ Sugar Refining, à l’angle de Decatur et de St Louis Streets et à deux pas de là, la Louisiana Sugar Refining à l’angle de Clay et de Bienville Streets.

Les plans des assurances contre l’incendie donnent une petite idée de l’importance de leur implantation dans la ville. Les quais du Mississippi sont envahis de tonneaux de sucre et de mélasse en partance pour le monde entier.

Mes ingénieurs n’ont qu’à descendre sur les quais pour exercer leurs talents. Les deux raffineries urbaines ne disparaitront qu’une fois le XXe siècle bien entamé, lorsqu’on aura pris le parti de sortir les usines de la ville, comme dans beaucoup d’autres grands centres urbains. C’est en 1909 que l’American Sugar Refining implantera à Chalmette, en banlieue sud-est, ce qui va devenir la plus grande raffinerie de canne à sucre du monde occidental.

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