F comme Fleuve et Fin du voyage

Depuis deux jours, le Cromwell a laissé derrière lui la grande île de Cuba et s’avance dans le Golfe du Mexique. La saison est clémente aux émigrants du mois d’octobre qui, pour peu qu’ils ne se trouvent pas exposés à un de ces ouragans encore possibles en automne, n’ont au moins plus à subir la chaleur pesante et humide du plein été.

Vers La Nouvelle-Orléans

Le moment est enfin venu pour le trois-mâts de se présenter aux portes du Mississippi, le moment aussi où il ne peut plus s’avancer seul ; car le chenal naturel pour accéder au fleuve est mouvant et il serait mal avisé de vouloir s’y engager sans une connaissance parfaite des courants et des bancs de sable.

Le fleuve

C’est toute l’utilité du pilote local qui vient de monter sur le bateau. Il prend la barre pour louvoyer entre les obstacles et le conduire vers Head of Passes, là où toutes les passes entre l’océan et le fleuve se rejoignent comme dans le creux d’une main pour former, enfin, l’embouchure du Mississippi.

1853 U.S. Coast Survey Map of Lake Pontchartrain, New Orleans, and the Mississippi Delta – Source : Geographicus

Après six semaines au milieu de l’immensité liquide, sans aucun point de repère pour accrocher le regard, mes gens dévorent comme un petit miracle l’horizon enfin borné par la végétation et ces étendues marécageuses qui sont le début d’un continent. Surtout, depuis qu’on est en approche du Mississippi, on n’est définitivement plus seul.

Vers l’amont, le fleuve est encombré d’une forêt de mâts, ceux des dizaines de bateaux qui glissent en procession vers La Nouvelle-Orléans ou, au contraire, qui redescendent vers l’océan. Toute une vie anime l’eau autour de La Balize, la station avancée constituée de quelques baraques posées sur le marais pour abriter les pilotes du delta avec leurs familles.

Die Balize an der Mündung des Missisippi, Paul Wilhelm, Duke of Württemberg – Source : Bibliothèque Publique de New-York

Et seul, on le sera de moins en moins. Le premier pilote vient de quitter le bord pour être bientôt remplacé par celui qui va guider le navire sur les cent-cinquante derniers kilomètres de sa course. Couplé avec l’Elizabeth, un voilier marchand arrivant de Boston, le Cromwell est pris en charge par le Phoenix, un vapeur chargé de les remorquer tous deux jusqu’à La Nouvelle-Orléans.

Élisée Reclus évoque la puissance de ces petits steamers tirant des convois de navires de haute mer bien plus imposants qu’eux :

C’est un spectacle saisissant que celui de quatre navires pressés l’un contre l’autre et formant comme un gigantesque bâtiment avec ses douze mâts, ses vergues, ses voiles enflées, ses innombrables cordages tendus dans tous les sens, ses banderoles et ses drapeaux flottants. Du milieu de ces navires s’échappe une épaisse fumée qui, seule avec le mugissement de la vapeur s’échappant à temps égaux, révèle le puissant remorqueur caché derrière les hauts bordages des trois-mâts. Cette force du petit vapeur saisissant comme par des étaux quatre navires et les entraînant avec lui contre le courant du Mississippi qui descend vers la mer comme une autre mer en mouvement, a quelque chose d’effrayant et d’inexorable. Aussi les remorqueurs prennent-ils à bon droit les noms orgueilleux de Titan, Briarée, Hercule, Jupiter, Encelade.

Où l’on voit que le Phoenix n’est pas en reste pour savoir révéler son tempérament à travers son nom !

Remorquage sur le Mississippi, Fragments d’un voyage à La Nouvelle-Orléans – Source : Gallica

Pendant plusieurs dizaines de kilomètres, les rives du fleuve ne donnent encore à voir que le marais et ses roselières, puis viennent les saules puis ces immenses cyprès chauves qu’on ne connait pas en France.

Une fois passé le Fort Jackson, les premières plantations de canne à sucre apparaissent, protégées du fleuve par leur levée de terre. Les Francs-Comtois s’emplissent le regard de cette végétation devenue luxuriante et de  ces maisons rouges et blanches bâties sur pilotis, si différentes de tout ce qu’ils connaissent.

Les quais

Puis le fleuve devient franchement sinueux et on commence à entrevoir la silhouette de la ville qui découpe ses dômes et ses clochers sur l’horizon ; elle se révèle enfin toute entière après un dernier méandre.

New Orleans from the lower cotton press, 1852 – Source : The Historic New Orleans Collection

Le fleuve est sillonné par des navires qui se croisent dans un impressionnant ballet, la foule se presse sur les quais, soit qu’elle se promène, soit qu’elle vaque à ses affaires ou à son labeur. Après des semaines de glissade solitaire sur l’océan, c’est un étourdissement pour les nouveaux arrivants. Mais au milieu de cet encombrement, les bateaux de toutes sortes sont étonnamment ordonnés le long de la levée.

Il y a les emplacements des ferries qui assurent la liaison entre les deux rives du fleuve, vers Gretna ou Algiers. Plus loin les quais réservés pour ces curieux vapeurs à aube avec leurs galeries servant de promenoirs, inédits pour nos Européens ; ceux-là cabotent le long du fleuve vers Natchez, Baton Rouge, Lafourche ou Bayou Sara, jusqu’à Memphis même à plus de mille kilomètres au nord. Et puis arrivent les quais des vapeurs de haute-mer qui relient La Nouvelle-Orléans aux ports américains ou au reste du monde…

Les quais de la Nouvelle-Orléans vers 1845 – Source : Corcoran Gallery of Art

Le Cromwell les passe tous en revue puisqu’il doit traverser la plus grande partie de la ville avant d’arriver au quai 21, sa destination finale, au pied de Race Street.

La ville

Mais pour le moment, nos voyageurs n’ont pas tellement la tête à jouer les curieux ; dans l’emballement de l’arrivée, à peine ont-ils pris le temps de se laisser pénétrer par le tumulte de la ville. On n’y croyait plus, les enfants reprennent un peu de couleurs, il faut se préoccuper des bagages et se rendre présentable pour rencontrer la famille américaine.

Découragées par la crasse ambiante qu’elles ont eu tant de mal à tenir à distance, Annette et Émélie se demandent si elles vont même parvenir à se faire un chignon correct pour soutenir la cale à diairi, leur coiffe perlée traditionnelle. Il est si loin derrière elles, leur petit pays de Montbéliard et vaille que vaille, elles tiennent à lui faire honneur au moment de poser le pied au bout du monde.

Diaichottes peintes par Georges Bretegnier – Source : Musée de Montbéliard

En cet automne 1849, toute la famille s’apprête à débarquer dans une ville à l’extraordinaire vitalité ; forte de 116 000 habitants, sa population a plus que quadruplé au cours des trente dernières années. Fondée en 1718 par Bienville, vendue par Napoléon aux Américains avec la Louisiane en 1803, elle est vite devenue la quatrième ville des États-Unis en même temps que sa population française se diluait dans les vagues d’immigration successives.

En 1870, la communauté des néo-orléanais nés en France ne sera plus qu’en troisième position derrière les Allemands et les Irlandais ; voilà qui ne devrait pas déstabiliser nos Francs-Comtois dont le pays, soixante-dix ans auparavant, vivait encore sous la tutelle des ducs de Wurtenberg. Et de fait, alors qu’ils descendent aujourd’hui d’un bateau rempli de voyageurs originaires d’Allemagne, nous les retrouverons bientôt paroissiens de l’église presbytérienne allemande.

Leeve at New Orleans vers 1859 – Source : Bibliothèque du Congrès

Mais le premier pas dans leur nouvelle vie, c’est maintenant, sur ce quai de La Nouvelle-Orléans. Tenter de garder un semblant d’ordre dans la petite troupe qui se prépare à quitter le bateau, perdre un peu l’équilibre en retrouvant la terre ferme tant on a fini par s’accoutumer au tangage de l’entrepont, réaliser que les tourments du voyage sont vraiment terminés… Jean Baptiste a peur de ne pas reconnaître son fils aîné quitté il y a si longtemps, celui qui lui a donné le courage de se lancer dans ce voyage insensé. Il ne pouvait plus supporter les lettres arrivant à destination avec des mois de décalage et qui en perdaient leur sens. Tout simplement, il ne voulait pas mourir sans revoir son garçon.

Il le cherche des yeux dans la foule qui bourdonne sur la levée et l’aperçoit enfin.

Les sources du voyage

N’est-il pas étonnant que presque deux siècles plus tard, il soit possible de glaner autant d’indices sur l’environnement dans lequel ont voyagé nos gens ? Les sources qui mettent en lumière leur parcours entre l’Europe et l’Amérique sont multiples et très complémentaires.

Les archives administratives

Imposées par le Steerage Act de 1819, les listes de voyageurs sont établies à la fois par les autorités responsables du bateau et la douane du port d’accueil. La plus intéressante est le manifeste du bateau, disponible sur FamilySearch.

Il a été dressé par le capitaine du Cromwell, plus probablement d’ailleurs en amont de l’appareillage, par la compagnie maritime qui a armé le navire et conclu les contrats d’embarquement. On y trouve en premier lieu les caractéristiques du bateau lui-même, ses ports de départ et d’arrivée, sa date d’arrivée, le nom de son capitaine et sa jauge.

Manifeste du Cromwell – Source : FamilySearch

Vient ensuite la liste des passagers pris à bord et leur statut. Pour chaque personne, sont indiqués son nom et son prénom, son âge, son sexe et son pays d’origine. On sait également si elle voyagé dans l’entrepont ou en cabine et, en cas de décès en mer, la date à laquelle il est survenu.

Cette liste permet de cerner la composition du groupe : sur les deux-cent-six passagers, deux hommes ont voyagé en chambre et tous les autres dans l’entrepont, le groupe est composé de cent-trente-et-un hommes et soixante-quinze femmes. En croisant les noms et les âges, j’obtiens aussi une typologie des familles, des personnes qui ont voyagé seules ou en couple, des parents traversant en solo avec leurs enfants, etc.

La difficulté pour exploiter ce manifeste tient au fait qu’il peut être rempli avec certaines approximations. J’ai la chance, avec ma famille de sept personnes, de pouvoir l’identifier avec certitude mais la recherche d’une personne isolée peut s’avérer plus délicate. Par exemple, la majorité des voyageurs étant originaire d’Allemagne, la liste du bord ne fait pas le détail et classe la totalité des passagers comme Allemands… y compris mes Francs-Comtois. Les âges sont à peu près conformes à la réalité, sous réserve de la traditionnelle année de flottement, mais le bébé Louisa, âgée de deux ans révolus au moment du départ, se retrouve avoir ici onze mois, en même temps qu’elle est soudainement devenue un petit gars.

Quatterly abstract – Source : Ancestry

Ça se corse avec le quatterly abstract, la liste des émigrants établie par la douane au moment des contrôles au débarquement et qui doit être transmise chaque trimestre à l’administration fédérale. Urgence due à l’affluence de bâtiments ce jour-là ? Manque de sérieux de l’agent chargé du contrôle ? Recopie de recopie ? Toujours est-il que cette liste devient franchement fantaisiste et très peu fiable pour identifier une personne isolée.

Synthèse des informations sur la famille Lombard dans les différentes listes de passagers

Cette fois-ci, comme le bateau arrive du Havre, tous ses passagers sont soudainement devenus Français. Ce sont tous des hommes aussi, pourquoi s’ennuyer avec les femmes ? Et pour ne prendre que l’exemple de la famille Lombard, mon Baptiste de soixante-quatre ans se trouve rajeuni de presque trente ans, mon Émélie de vingt-quatre ans est devenue un Émile de onze ans, et le reste à l’avenant…

Ce n’est pas gênant quand on dispose du manifeste mais dans le cas contraire, cette liste me parait difficile à exploiter pour peu qu’on recherche un nom de famille ne sortant pas trop de l’ordinaire.

La presse

En France, mais encore plus aux États-Unis, la presse est un complément idéal aux documents d’archives. En particulier à La Nouvelle-Orléans, les journaux comme le Times Picayune ou le Daily Crescent tiennent quotidiennement une chronique extrêmement précise de la vie du port.

On trouve quelques titres en accès gratuit, par exemple sur le site de la Bibliothèque du Congrès ou sur Google News , mais les collections sont incomplètes et souvent, les possibilités de recherche hypertexte sont limitées. J’ai utilisé Newsbank et Newspaper by Ancestry auxquels j’ai eu la chance de pouvoir accéder grâce à ma carte de lectrice à la Bibliothèque Publique de La Nouvelle-Orléans.

Parmi les cinquante-huit citations recueillies dans la presse autour du Cromwell, j’ai extrait quelques détails plus particulièrement éclairants sur le contexte du voyage.

Le choléra dans l’entrepont

Bien sûr, les douze décès enregistrés sur le manifeste pouvaient suggérer une maladie contagieuse mais c’est cet entrefilet paru le jour de l’arrivée dans le Times Picayune qui me l’a confirmé et m’a fourni l’information précise du choléra.

Times Picayune du 16 octobre 1849 – Source : Newsbank

Le parcours du bateau

Le manifeste donne une première indication sur le fait que le Cromwell doit être un navire marchand et non pas un paquebot, par le nombre de passagers et surtout par leur répartition entre l’entrepont et les cabines. J’en trouve la confirmation par la presse avec le détail du fret qu’il a pris en charge pour Le Havre, coton et tabac, ainsi que l’annonce du capitaine Barker pour trouver des passagers d’entrepont.

Le Times Picayune du 19 mai et le Daily Crescent du 1er juin 1849 – Source : Newsbank

… et j’en sais un peu plus sur son parcours avec sa précédente course de Boston à La Nouvelle-Orléans

Daily Crescent du 17 mai 1849 – Source : Newsbank

La date de son départ du Havre

J’ai longtemps hésité sur la date précise de l’appareillage qui se situait entre le 28 août, où le miroir a été chargé sur le bateau, et le 3 septembre, où est survenu le premier décès à bord. Le 3 septembre m’a finalement été confirmé à la fois par la presse française et les journaux louisianais.

Le Mémorial Bordelais et le Daily Crescent – Source : Retronews et Newsbank

Son amarrage à quai

Je voulais connaître la trajectoire du Cromwell sur le fleuve le jour de son arrivée pour imaginer ce que la famille Lombard avait eu sous les yeux lors de ce premier contact avec la ville. A quel endroit des quais le trois-mâts était-il venu jeter l’ancre ?

Une première indication est apportée par l’état des bateaux dans le port, publié tous les jours par les quotidiens locaux : le Cromwell est venu s’amarrer au quai 21, dans la partie de la ville gérée par la seconde municipalité.

Daily Crescent du 17 octobre 1849 – Source : Newsbank

Dans le Levee Guide publié chaque année par le Soards’ Directory, l’annuaire de La Nouvelle-Orléans dont j’aurai l’occasion de reparler, j’apprends que ce quai est situé au pied de Race Street…

Levee Guide au Soards’ Directory de 1849 – Source : Gale Primary Source

… ce qui me permet de le localiser avec précision sur un plan de l’époque et par la même occasion de connaître la course du Cromwell dans la ville, ce 15 octobre 1849.

Parcours du Cromwell tracé sur le plan Norman de 1845 – Source : Bibliothèque du Congrès

Les récits de voyage

Ils sont intéressants pour se représenter le contexte dans lequel nos ancêtres ont traversé l’Atlantique, parce qu’ils donnent une version imagée de la réalité un peu sèche fournie par les archives. Pour la même raison, il faut cependant les lire avec un regard critique mais ils ne prétendent pas représenter autre chose que la vision d’un voyageur.

Ils fourmillent de détails qu’on aurait bien du mal à trouver ailleurs. J’ai par exemple découvert le système des deux pilotes sur le Mississippi ou bien celui des vapeurs remorquant plusieurs navires hauturiers en lisant Fragments d’un voyage à la Nouvelle-Orléans, d’Élisée Reclus. Une fois le fil tiré, il reste ensuite à trouver la documentation qui confortera la première piste.

Les récits de traversées transatlantiques sont également éloquents sur les conditions de vie dans l’entrepont, qu’ils émanent des premiers intéressés ou de ceux qui ont eu la chance de voyager dans des conditions plus confortables. Ainsi en est-il des Lettres sur l’Amérique, de Xavier Mamier ou de Redburn : his first voyage d’Herman Melville.

Certes il est chronophage de s’immerger dans toutes ces sources pour s’approprier le contexte et dépasser les lieux communs. Mais il ne faut pas hésiter à les croiser, chacune éclairant les autres, permettant d’approcher peu à peu la réalité et de reconstituer l’environnement de nos voyageurs.

Vers l’article suivant G comme les deux George Frédéric


Pour aller plus loin :

Marjorie BOURDELAIS. Les immigrants français à la Nouvelle-Orléans au XIXe siècle : une longue stabilité des formes d’intégration. Annales de démographie historique, 2000

Pierre DEROLIN. Le transport des émigrants aux États-Unis au temps des paquebots à voile. Recueil de l’Association des amis du Vieux Havre, 1985.

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