E comme Entrepont

La belle marchandise que ces émigrants, prêts à tout pour passer en Amérique ! Providentielle, même : une marchandise qui monte et qui descend toute seule du bateau sans qu’il soit nécessaire d’engager de frais pour sa manutention. Une marchandise, surtout, qui permet aux navires cotonniers de rentabiliser leur course en leur évitant de faire le voyage de retour sur lest.

Sans cette cargaison humaine, le transport maritime entre les États-Unis et l’Europe serait fort déséquilibré car à part les produits de luxe si prisés par la bonne société louisianaise, bien des retours se feraient quasiment à vide. D’ailleurs, la mise en place de cette organisation tellement avantageuse pour les compagnies maritimes a contribué à faire baisser les prix du coton, participant ainsi à son succès en Europe et au développement rapide des filatures dans les régions de l’Est.

Le Pays 18 février 1854 – Source : Gallica

La conception des bateaux elle-même s’en est trouvée influencée. Ils se sont alourdis et les entreponts des navires marchands ont été conçus pour pouvoir, dès les balles de coton déchargées sur les quais européens, se transformer aisément avec la mise en place de bat-flancs à usage de couchettes afin d’accueillir des voyageurs dans l’autre sens.

Car cerise sur le gâteau, les passagères et les passagers de l’entrepont sont de pauvres gens, habitués à la dure et pas bien regardants aux conditions du voyage, pourvu qu’il leur coûte le moins cher possible.

L’embarquement

La ville bruisse des nouvelles du port, incessamment on va sur les quais pour s’enquérir du départ et depuis quelques jours, on a su que le Cromwell se préparait activement pour l’appareillage. Le moment est arrivé de se présenter aux contrôles et de s’en aller sur l’océan.

Les Lombard ont bien sûr cherché à traverser au plus économique. Inutile de penser au passage en cabine, qui coûte dix fois plus cher que l’entrepont. Mais les paquebots des lignes régulières, même en troisième classe, ou les vapeurs qui ont commencé à accepter des émigrants il y a deux ans seulement, c’est encore trop de luxe pour eux. Le parcours et le manifeste du Cromwell qui les a transportés le confirme : ils ont sacrifié la rapidité à la raison financière et ont voyagé sur un voilier marchand, provisoirement converti pour prendre des passagers d’entrepont sur la route du retour vers la Louisiane.

The Largest Ship ever built the Baron Renfrew as she appeared on 21st Octr 1825 – Source : National Maritime Museum, Greenwich

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la ponctualité n’est pas la caractéristique principale de ce type de transport : après leur annonce, les départs peuvent être repoussés de plusieurs jours, voire de plusieurs semaines pour parvenir à un chargement optimal du bateau. On attend une cargaison ou des candidats à l’émigration pour compléter l’occupation de l’entrepont. Et puisqu’on voyage à la voile, on guette aussi les vents ou les courants favorables.

L’avantage du Havre c’est tout de même son accès direct à la mer, contrairement à beaucoup de grands ports où l’on n’atteint pas le large avant des dizaines de kilomètres de navigation fluviale ; ici au moins le bateau ne risque-t-il pas de rester en panne plusieurs jours à l’embouchure d’un fleuve, avec son chargement au grand complet, en attendant que le vent se lève.

Plan du Havre d’après Monsieur Frissard, vers 1839 – Source : Gallica

On monte à bord au dernier moment, quand les conditions sont réunies pour gagner le grand large. Alors dès que les départs sont annoncés, c’est le branle-bas de combat, les émigrants se pressent au port, lourdement chargés de tout ce qu’ils emportent dans leur exil.

Le Cromwell

C’est le voilier sur lequel embarquent les Lombard, sous la conduite du capitaine Barker. Après une course de Boston à la Nouvelle-Orléans, il est reparti début juin à destination du Havre où il vient de livrer du coton et du tabac. Il y a également débarqué quelques passagers d’entrepont regagnant l’Europe.

Recherche de fret dans le Times Picayune du 19 mai et de passagers dans le Daily Crescent du 1er juin 1849 – Source : Newsbank

Pour son voyage retour, il va évidemment charger quelques-uns de ces articles si parisiens attendus avec impatience de l’autre côté de l’Atlantique. La presse française fait justement grand cas d’un miroir spectaculaire qu’on vient d’admirer à l’exposition des produits de l’industrie et que le Cromwell va apporter à Monsieur Holmes, un pionnier des grands magasins en Louisiane.

Gazette de Lyon du 1er septembre 1849 – Source : Retronews

Mais évidemment, l’essentiel de la cargaison, ce sont les passagers d’entrepont. Ils sont exactement deux-cent-quatre à s’entasser sous le pont principal, tandis que deux chanceux seulement feront le voyage en cabine.

Le capitaine Barker choisit-il la traditionnelle route du Golfe du Mexique qui louvoie entre la Floride et l’ile de Cuba ou bien préféra-t-il, plus au sud, celle des Grandes Antilles comme Élisée Reclus en fait le récit à la même époque ? Toujours est-il qu’il traça finement son parcours, ce qui lui permit d’approcher les records de la navigation à la voile : parti le 3 septembre du Havre, le Cromwell était, le 15 octobre, rendu à la Nouvelle-Orléans.

Deux des routes possibles tracées sur la carte de Jean Baptiste Robiquet – Source : Gallica

Quarante-trois jours pour rallier la Louisiane à partir de l’Europe, c’était plutôt une jolie performance. Dans le sens Europe-Amérique, la durée des traversées à la voile est très variable en fonction des saisons et du caprice des vents mais leur moyenne se situe plutôt entre cinquante-cinq et soixante jours. D’ailleurs les réglementations qui allaient bientôt voir le jour seraient basées sur une durée de soixante-cinq jours pour calculer le volume des vivres à embarquer sur la route de La Nouvelle-Orléans.

Alors quasiment deux semaines de moins, nos voyageurs durent apprécier, d’autant que les conditions de la traversée furent particulièrement éprouvantes ; et chaque jour vécu dans l’entrepont semblait durer bien plus de vingt-quatre heures…

Dans l’entrepont

En 1849, la France ne s’est pas encore préoccupée de protéger les émigrants. Il lui faudra encore quelques années pour y remédier ; encore le fera-t-elle principalement pour préserver l’attractivité du Havre et en se contentant de s’aligner sur les États-Unis.

Les navires qui passent par les ports américains sont soumis au Steerage Act de 1819, amendé par deux textes récents de 1847 et 1848. Pour sa partie qui intéresse au plus haut point les généalogistes, il impose aux capitaines de produire en douane un manifeste listant les passagers, avec le relevé des décès en mer.

Mais s’il s’agit de la protection de nos ancêtres, on peut encore juger le dispositif dramatiquement peu contraignant. L’obligation en terme de surface mise à disposition de chaque passager dans l’entrepont est fixée à 1,30 mètre carré, un espace vital bien restreint pour des voyages aussi longs. Les couchettes peuvent ne mesurer que 1,83 mètre de longueur sur 46 centimètres de largeur et leur superposition est autorisée dans la limite de deux rangées. Par ailleurs, une cuisine doit être mise à disposition des passagers sur le pont, ainsi qu’un cabinet d’aisance.

Le traitement réservé par les compagnies maritimes aux émigrants est en réalité si peu humain qu’en Irlande, on n’hésite pas à qualifier de coffin shipsbateaux cercueil- les navires qui transportent ceux qui fuient l’île et sa famine. Car sans parler des dangers liés à la navigation elle-même, toujours redoutés, les conditions sanitaires sont tellement déplorables dans l’entrepont que la mortalité peut parfois y être spectaculairement élevée.

C’est l’entassement des passagers et la promiscuité qui créent l’insalubrité sur laquelle prospèrent les maladies, notamment le choléra et le typhus, d’autant qu’au moindre signe de gros temps, on enferme les émigrants dans l’entrepont. Plus d’accès au pont supérieur, ça signifie plus d’accès aux feux pour faire la cuisine, plus d’accès à ce qui tient lieu de toilettes et, tout simplement, plus de possibilité de prendre un peu l’air frais.

Évidemment les voyageuses et les voyageurs ne sont pas amarinés, alors la situation sanitaire peut vite devenir intolérable comme en témoigne la description qu’en livre Herman Melville dans son roman Redburn, après qu’il a vécu en 1839 une expérience comme mousse sur un navire marchand :

Que dire, alors, des émigrants abandonnés, stockés ainsi que des balles de coton et entassés comme des esclaves sur un navire négrier ; enfermés en un lieu dans lequel, en temps de tempête, on ne laisse entrer ni la lumière, ni l’air ; qui ne peuvent ni cuisiner ni même réchauffer une simple tasse d’eau, car le déferlement de la mer inonderait instantanément le feu dans la cambuse exposée à tous les vents ? (…)

Ce n’est pas tout : dans certains de ces navires, comme dans le cas du Highlander, les émigrants sont privés des commodités les plus élémentaires d’une habitation civilisée. Par mauvais temps, ils sont poussés à de telles extrémités qu’il n’est pas étonnant que des fièvres et des pestes en résultent. Nous n’étions pas en mer depuis une semaine que passer la tête par l’écoutille avant, c’était comme se trouver au-dessus d’une fosse d’aisance soudainement béante.

Au milieu de tous ces désagréments, il faut tout de même trouver à s’installer et s’organiser pour plusieurs semaines de traversée. Si seulement le plancher de l’entrepont ne tanguait pas tant… Si le mal de mer n’était pas tellement difficile à supporter… On se préoccupe de soi bien sûr, mais on se demande surtout comment alléger les tourments du voyage pour les petits. Louisa, deux ans, Émile, cinq ans, Émilie, dix ans, pourtant si sages et semblant résignés à tout encaisser… Alors on se bat pour leur donner quelque chose de chaud à manger, pour les tenir dans un état plus ou moins convenable, pour les préserver, autant que faire se peut, dans cet environnement hostile. On fait tout pour qu’ils oublient les tracas des adultes en les emmenant sur le pont, dès qu’on peut, pour s’aérer et s’amuser des dauphins qui jouent autour du trois-mâts. Parfois, la nuit, on monte avec eux admirer la voie lactée et les méduses phosphorescentes.

Les décès à bord

Mais le choléra se met très vite dans l’entrepont du Cromwell. La vie à bord est rythmée par les décès, douze pendant le temps que dure la traversée. Derrière chaque mort se devinent des tragédies et des rêves qu’il faut bien reconstruire autrement.

Il y a les histoires particulières qui frappent parce qu’elles éprouvent durement les familles.

La première mort, consignée dès le jour du départ le 3 septembre, est celle d’une mère de quarante-et-un ans qui sera suivie, trois jours plus tard de son bébé de trois mois puis encore trois jours après de son petit Henry de sept ans, laissant le père désormais veuf débarquer en Louisiane avec cinq enfants âgés de deux à douze ans. On imagine le chagrin de la famille, dans l’écroulement de son rêve d’ailleurs, à voir l’un après l’autre ces trois corps engloutis dans l’immensité de l’Atlantique. Élisabeth, l’aînée encore si jeune, n’aura vraisemblablement pas d’autre choix que de commencer sa vie américaine en élevant la fratrie survivante.

Le 10 septembre, c’est la mort d’un père de trente-huit ans qui est reportée sur le manifeste. Catherine, sa femme, arrive à La Nouvelle-Orléans seule avec un enfant de trois ans et, devant elle, un destin qui n’est irrémédiablement plus celui dans lequel elle s’était projetée.

Le 25 septembre, un père qui voyageait seul avec son fiston de quatorze ans disparaît de la même manière dans les flots. On ne peut espérer d’autre consolation pour le jeune Simon que celle d’être attendu à destination par des proches pour l’aider à surmonter cette perte.

Émigrantes sur le pont d’un transatlantique – Source : Bibliothèque du Congrès

Une famille de cinq personnes, les Stephany, est particulièrement éprouvée : seules deux d’entre elles arriveront à destination. Elisa et Louisa, les deux plus âgées (deux sœurs ?), meurent pendant la traversée à quarante et quarante-quatre ans. Elisa, vingt ans, probablement la fille de l’une d’elles, débarquera seule avec son bébé d’un an dans les bras, ayant encore eu la douleur de perdre une fillette de quatre ans le 10 octobre.

Et une petite Mina de trois ans, et Anna, soixante-neuf ans, voyageant seule peut-être pour rejoindre ses enfants, et Henry, un bébé d’un mois, et un autre Henry, voyageur solitaire de quarante-quatre ans… Toutes et tous ensevelis dans l’immensité froide de l’Atlantique et laissant leurs proches sans tombe pour se recueillir.

Alors malgré les épreuves, je peux considérer que mes gens ont été accompagnés par une bonne étoile : partis à sept de Seloncourt, ils seront sept à poser le pied sur le quai de la Nouvelle-Orléans.

Terre !

Enfin, au bout de ce qui a semblé à tout le monde être un interminable calvaire, la terre américaine est en vue. Il ne faut pas se réjouir trop vite : ce qu’on a aperçu, ce n’était qu’un morceau de rocher sur l’île de Grand Bahama. Mais on voit à nouveau des oiseaux, on pressent que le continent est proche, l’espoir d’arriver quelque part prend forme. De loin en loin, on distingue la ligne grise d’une côte au bord de l’horizon, de quoi reprendre courage pour affronter un nouveau matin dans l’entrepont.

Le Cromwell devra encore contourner la Floride avant de pénétrer dans le golfe du Mexique pour se présenter à l’embouchure du Mississippi, puis remonter le fleuve sur cent-cinquante kilomètres avant d’aborder à La Nouvelle-Orléans. Il faut bien se résigner à passer encore plusieurs jours sur ce satané bateau !

Vers l’article suivant F comme Fleuve et Fin du voyage


Pour aller plus loin :

Nicole FOUCHÉ. Emigration alsacienne aux États-Unis 1815-1870. Publications de la Sorbonne, 1992. ISBN 2-859-44217-0.

Camille MAIRE. L’émigration des Lorrains en Amérique 1815-1870. Centre de recherches de relations internationales de l’Université de Metz, 1980. ISBN 2-307-50233-5

Georges JEANNEY. Nos cousins comtois d’Amérique – L’émigration comtoise au XIXème siècle. Cabédita, 2007

Alfred LEGOYT. L’émigration européenne, son importance, ses causes, ses effets. Guillaumin & Cie, 1861

Nicolas Heurtier. Rapport au nom de la commission chargée d’étudier les différentes questions qui se rattachent à l’émigration européenne. Imprimerie impériale, 1854

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